Première partie d’une étude sur le rôle joué par les Chicago boys, des économistes chiliens formés à l’Université de Chicago dans la transformation radicale de l’économie et de la société du Chili pendant la dictature militaire dirigée par le général Pinochet à partir du coup d’État du 11 septembre 1973. 
« Les idées ont une force; les idées doivent être débattues et convaincre au plus haut niveau. »
« Les fruits récoltés par le pays (…) sont, en grande partie, l’œuvre du régime militaire. En particulier de l’ex-président Don Augusto Pinochet et des membres de l’honorable junte de gouvernement. Nous fûmes leurs collaborateurs. »
Sergio de Castro Spikula, ministre des finances du gouvernement Pinochet, chef de file des « Chicago boys » de 1975 à 1982, préface de « El Ladrillo », publié en mai 1992 (p.12)

Le coup d’état militaire du 11 septembre 1973 mit fin de façon brutale à un long cycle politique qui faisait du Chili la démocratie la plus stable du continent sud-américain depuis les années 1920. Commença alors une dictature de 16 années dominée par la figure et la personnalité du général Pinochet. Les années 1970 au Chili furent marquées du sceau de la répression féroce des opposants et de la violation massive des droits de l’homme (1). Ce fut dans ce contexte particulier qu’un groupe d’économistes professionnels se considérant comme des experts apolitiques se vit confier par le dictateur les rênes de la politique économique du pays. Dans un pays réduit au silence par la terreur, ils entreprirent en quelques années une transformation radicale du système économique, une “révolution capitaliste” (2) selon Manuel Garate Chateau, au nom des principes libéraux traditionnels tels que la liberté individuelle, le libre marché ou la liberté d’entreprise. Ils avaient en commun d’être jeunes et d’être diplômés de l’école d’économie de l’université de Chicago, ce qui conféra au groupe une grande cohésion et une unité idéologique dans leur conception de la “bonne économie”. Ils sont passés à l’histoire sous le nom de Chicago boys” de Pinochet. Il n’est pas si fréquent dans l’histoire contemporaine qu’un groupe d’universitaires accède pour tant d’années aux manettes de l’économie de leur pays et avec une telle marge de manœuvre pour y appliquer leurs théories! Les économistes sont bien  plus souvent  relégués au rôle de conseillers invisibles dans l’ombre feutrée des cabinets ministériels; ou bien encore condamnés à jouer les Cassandre dans des revues spécialisées ou dans les colonnes des pages économiques des journaux.

Quelques années avant l’Amérique de Reagan ou l’Angleterre de Margaret Thatcher, le Chili s’engage ainsi résolument, dès le milieu des années 1970, dans la voie de la “révolution conservatrice” qui a profondément transformé le pays et confère ainsi à cette histoire nationale une portée historique qui dépasse largement le destin de ce peuple du cône sud. De notre point de vue, le Chili fut un des principaux “laboratoires” du néolibéralisme au monde et c’est cette histoire que nous voudrions esquisser.

Comment un groupe d’économistes diplômés d’une université des États-Unis représentant jusqu’à l’orée des années 1980 une “école” de pensée largement minoritaire a-t-il pu imposer sa théorie et sa vision de l’économie à un pouvoir militaire pétri d’ une autre culture et ayant une autre vision du monde? Quelles “recettes” ont-ils appliqué pour changer le cours de l’histoire du Chili? Ce changement radical doit-il être interprété comme le “miracle chilien », selon l’expression popularisée par Milton Friedman, ou comme une “révolution néolibérale” préfigurant un nouvel ordre économique mondial?

1: https://lycee.clionautes.org/chili-septembre-1973-un-stade-et-un-coup-detat.html
2: Emmanuel Garate Chateau, La “Révolution économique” au Chili. A la recherche de l’utopie néoconservatrice (1973-2003). Histoire. École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2010.

 

I/ Comment devient-on un « Chicago boy »?

 

Pour comprendre la formation du groupe des « Chicago boys », il faut remonter au début de la guerre froide. Dans le cadre de l’organisation du bloc américain, le président Harry Truman lança à partir de 1949 un programme de coopération internationale en direction des pays du tiers-monde. « L’agence pour le développement international »( USAID) vit le jour en 1950 sous la direction et le contrôle du gouvernement de Washington. Sa mission était de concevoir et de financer des projets internationaux de développement incluant des transferts technologiques ainsi que des plans de formation d’un personnel qualifié formé aux méthodes américaines. Il s’agissait à la fois d’apporter des solutions concrètes aux problèmes de sous-développement mais aussi de contrecarrer la diffusion des idées socialisantes ou communistes dans le tiers-monde, conformément à la doctrine Truman selon laquelle « les germes des régimes totalitaires (communistes) sont nourris par la misère et le besoin ». C’est dans ce cadre que fut signée une convention entre l’agence de développement international et l’université catholique du Chili en avril 1955. Ce partenariat avait été proposé deux ans plus tôt à l’université du Chili. Celle-ci était à l’époque la seule université possédant une faculté d’économie digne de ce nom dans ce pays. L’économie qu’on y enseignait était centrée sur une vision du développement qui faisait la part belle à l’interventionnisme étatique. Le responsable de l’agence pour le développement international pour l’Amérique latine, Alban Patterson, avait jeté son dévolu sur le Chili pour plusieurs motifs. En bon missionnaire de son pays, il considérait que les problèmes de l’économie chilienne, en particulier celui de la forte inflation, avaient pour cause principale de mauvaises décisions économiques. Il était donc urgent de former dans ce pays une élite selon les principes scientifiques de la « bonne économie » et par la même occasion inverser les dérives socialisantes sous-jacentes du « modèle » de développement adopté par le Chili depuis les années 30 (en particulier depuis 1938). L’université du Chili refusa le partenariat, sans doute parce que celui-ci induisait une dépendance jugée trop forte à l’égard de l’université de Chicago. L’Université Catholique qui était consciente de son retard considérable dans le domaine de l’enseignement de l’économie sauta sur l’occasion!
La convention signée pour trois ans en avril 1955 et renouvelée par la suite organisait donc une collaboration étroite entre l’Université Catholique de Santiago (privée et sous tutelle de l’Église catholique) et l’école d’économie de l’université de Chicago. Aux États-Unis, l’école de Chicago était alors un bastion radical de l’économie classique libérale depuis les années 30. Milton Friedman résume ainsi la situation de l’école de Chicago au sein du monde universitaire:

 » Ceux d’entre nous qui s’alarmaient de la menace que faisaient peser sur la liberté et la prospérité la prépondérance croissante du gouvernement, le triomphe de l’État providence et celui des idées keynésiennes n’étaient alors qu’une minorité isolée, qualifiée d’excentrique par la plupart des autres intellectuels. » (1)

  La lutte contre les tendances à l’étatisation était menée sur deux fronts. Sur un plan plus philosophique avec Friedrich Von Hayek qui considérait dans son livre publié en 1944, la route de la servitude, que les tendances à l’étatisation conduiraient à terme à une forme de totalitarisme, en réduisant sans cesse la liberté individuelle face à un État Léviathan. Sur un plan plus économique, le brillant et charismatique Professeur Milton Friedman menait un important travail avec ses collègues pour réhabiliter la théorie classique libérale, contestée depuis la crise de 29, par une approche monétariste et lui donner un caractère scientifique « irréfutable » au moyen d’outils mathématiques.

Le partenariat entre les deux universités prévoyait l’envoi d’étudiants boursiers pour une durée de deux ans à Chicago, afin d’y passer le doctorat d’économie. Une fois diplômés , ceux-ci seraient chargés d’enseigner l’économie à l’Université catholique de Santiago (mais ils furent parfois aussi professeurs dans d’autres pays latino-américains), assurant ainsi une diffusion in situ de l’enseignement de Chicago. La convention prévoyait aussi le développement des activités de recherche au sein de l’université de Santiago en parallèle à l’enseignement.

Les premiers étudiants chiliens partirent pour Chicago en 1956. Sergio de Castro, Ernesto Fontaine et Carlos Massad faisaient partie de ce premier contingent. On ne connaît pas précisément les critères de sélection, outre les capacités intellectuelles requises. Cependant, le politologue Juan Gabriel Valdés constate que la plupart appartenaient aux classes moyennes chiliennes, souvent de familles d’immigration récente, qu’ils étaient peu politisés et assez indifférents sur le plan religieux (et par conséquent peu réceptif à la doctrine sociale de l’Eglise). Cela les rendait sans doute plus perméables -plus neutres, plus objectifs selon les conceptions de l’école de Chicago- à l’assimilation et au transfert d’une doctrine économique et sociale assez éloignée des conceptions qui avaient cours au Chili à cette époque. (2)

Les premiers étudiants envoyés à Chicago ont tous été marqués par l’intensité du travail à fournir et par les exigences des professeurs. La nécessité du travail collectif, l’exil dans un pays très différent et le partage de valeurs communes transmises par l’école, tout cela a certainement contribué à forger l’identité « Chicago boys ». le père des Chicago  boys de PinochetLe professeur Arnold Harberger était chargé de l’encadrement des chiliens et ce fut lui le véritable mentor des étudiants chiliens, , avec lesquels il noua des relations fortes. (Harberger finit par se marier avec une chilienne rencontrée grâce à leur entremise…).

1: Milton Friedman, Capitalisme et liberté, coll. « A contre-courants », 2010, citation de la préface de M. Friedman de 1982, p. 29.
2: Juan Gabriel Valdés, Pinochet’s economists : the Chicago School of Economics in Chile, Cambridge University Press, 1995.

 

II/ Comment le néolibéralisme de Chicago a-t-il infusé au Chili ?

 

Une fois diplômés de l’école de Chicago, nos docteurs revenaient au pays. Munis d’un solide bagage universitaire, ils revenaient bardés de certitudes sur le caractère scientifique de la théorie économique qu’on leur avait enseignée et sur les vertus des recettes libérales ( à l’exception notable de Ricardo Ffrench Davis dont nous reparlerons). Cependant, ils revenaient en terre de mission car les idées libérales étaient relativement marginales dans la société chilienne. En effet, depuis 1938, le Chili , à l’instar d’autres pays d’Amérique du sud, s’était engagé dans la voie de l’industrialisation par substitution d’importations. Cette stratégie de développement avait renforcé considérablement le rôle joué par l’État dans l’économie mais aussi sa fonction d’arbitre dans les relations sociales. Par l’intermédiaire de la Corfo, de nombreuses entreprises industrielles publiques avaient vu le jour et les fonds publics représentaient la première source d’investissement productif. Cette économie mixte se développait dans le cadre de la démocratie chilienne et supposait des arbitrages constants de l’État entre les intérêts divergents des syndicats ouvriers et les organisations patronales. La classe ouvrière y avait gagné une meilleure intégration dans la société et le vote de lois sociales. Le patronat chilien était plus critique et plus sensible aux défauts ( la forte inflation; le code du travail jugé trop contraignant, le poids des syndicats). Toutefois, beaucoup d’entrepreneurs, en particulier ceux qui produisaient pour le marché national, s’accommodaient sans trop de peine du protectionnisme qui les mettait à l’abri de la concurrence internationale…

Importées de Chicago, les théories néolibérales ont donc infusé dans la société chilienne pendant plus d’une décennie , avant de s’imposer au cœur du pouvoir durant la dictature. Relevant du combat d’idées, elles se sont imposées progressivement aux élites chiliennes, aux « décideurs », par trois réseaux d’influence principaux.
Le premier est l’Université catholique du Chili. De retour au pays, certains diplômés devenaient professeurs à plein temps et relayaient sur place l’enseignement de l’école de Chicago. Ce fut le cas de Sergio de Castro ou Ernesto Fontaine. Ils ont contribué ainsi à former des cohortes d’étudiants en économie dans les années 1960, dont certains termineront leur cursus à Chicago. Ces « Chicago boys » de la seconde génération ont été appelés à jouer un rôle éminent dans l’économie chilienne à partir des années 1970-1980, pendant la dictature militaire. Cependant, les idées libérales étaient loin de faire l’unanimité au sein de l’université catholique et nombre d’enseignants et d’étudiants demeuraient attachés à la doctrine sociale de l’Eglise qui inspirait l’action du président démocrate-chrétien Eduardo Frei (président de la République de 1964 à 1970). La nomination de S. de Castro comme doyen de la faculté d’économie en 1965 constitua sans nul doute une date importante pour la promotion des idées néolibérales au sein de l’université.

Cependant, le cadre des salles de classe de l’université était trop étroit pour assurer une large diffusion des principes libéraux. Il fallait s’appuyer sur d’autres canaux de diffusion et d’autres réseaux d’influence afin de s’adresser directement aux élites politiques et économiques de la société chilienne. C’est ici qu’intervient le rôle décisif du plus important organe de presse du Chili. Fondé en 1900, El Mercurio était le journal de référence de la droite chilienne (c’est toujours le cas de nos jours) et une véritable institution nationale. El Mercurio était dirigé depuis sa création par les membres de la famille Edwards, une dynastie d’entrepreneurs fondée au début du XIXe siècle. Au début des années 1960, la famille était à la tête du troisième groupe économique du Chili, un vaste conglomérat contrôlé par la banque Edwards et dont les activités, outre la presse et l’édition, s’étendaient à l’industrie et au commerce international. Formés à l’étranger, les dirigeants du groupe, en particulier Agustín Edwards Eastman dirigeant du journal de 1958 à 2005, accueillirent très favorablement et très tôt les thèses libérales venues des États-Unis. Ainsi, c’est en décembre 1956 que le journal publie le premier article du professeur de Chicago Arnold Harberger ! Son papier intitulé “ memorandum sobre Chile » critiquait sévèrement le protectionnisme chilien et se prononçait pour l’ouverture sur le marché international. En 1965, El Mercurio innova en créant la page économique qui, à travers ses articles hebdomadaires, offrait une tribune régulière aux diplômés de Chicago et aux partisans d’un tournant libéral de la politique économique chilienne (1). El Mercurio ne fut pas, bien sûr, le seul vecteur de diffusion du néo-libéralisme au Chili ; cela se fit aussi à travers la création d’autres revues spécialisées (Portada, créée en 1968 et remplacée par la revue Qué pasa? en 1971), au travers de centres d’études économiques ou de cours d’économie destinés aux chefs d’entreprise. En 1969, la participation au débat public se fit plus active puisque quelques diplômés de Chicago ( S. de Castro, Emilo Sanfuentes, Pablo Baraona) participèrent au comité chargé d’élaborer le programme du candidat conservateur Jorge Alessandri, première tentative vouée à l’échec puisque ce fut Allende qui fut élu. Le groupe se reformera en 1973 avec succès, cette fois-ci…
Ainsi, au moment de l’élection de Salvador Allende en septembre 1970, les thèses néolibérales, si elles ne faisaient pas l’unanimité à droite, étaient “tombées dans le domaine public”. Elles étaient connues, débattues et apparaissaient comme une des alternatives économiques parmi d’autres. La “voie chilienne vers le socialisme” empruntée par le président Allende provoqua une forte polarisation politique et une hyper-mobilisation de la société chilienne. Interprétée comme une dérive marxiste devant conduire inévitablement le Chili à devenir un “autre Cuba”, la droite (ainsi qu’une bonne partie des démocrates-chrétiens) accueillit donc avec ferveur ou soulagement le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 et cela facilita sans doute aussi l’adhésion à un programme économique en tout point contraire à celui de l’Unité populaire. Aussi est-il nécessaire d’analyser maintenant de quelle façon et dans quelles circonstances le programme des Chicago boys s’est imposé aux militaires…

1 – Francisco Javier Campos Gavilán, Antécédentes del neoliberalismo en Chile, Santiago, Chile, 2013, pp. 38-39.

 

 

III/ la collusion entre économistes libéraux et officiers de la Marine au temps d’Allende.

 

On pourrait s’étonner que des universitaires formés à Chicago et des officiers de la Marine chilienne soient entrés en collusion en vue d’élaborer un programme économique pour “l’après Allende”, car cela n’avait, en effet, aucun caractère d’évidence. Pour anecdotique qu’elle puisse paraître, cette histoire mérite d’être narrée pour comprendre comment les “Chicago boys” ont ,par la suite, gravi si rapidement les marches du pouvoir au lendemain du coup d’état de septembre 1973.

Pour cela, il faut remonter à l’année 1968 à Valparaiso et à la fondation de la confrérie nautique du Pacifique austral (cofradía naútica del Pacifico austral). Dédiée en théorie aux sports nautiques, la confrérie est fondée par des officiers de la Marine, tels l’amiral Merino ou le vice-amiral Carvajal, d’anciens officiers en retraite comme Roberto Kelly ou Hernán Cubillos mais aussi des civils, en particulier Agustín Edwards Eastman, qui en fut nommé premier commodore. Ce club très fermé regroupait ainsi des gens influents du monde des affaires et de la Marine, unis à partir de septembre 1970 par une opposition farouche au gouvernement d’Allende, considéré comme un fourrier du communisme. Les membres de la confrérie avaient l’habitude de conclure leur rencontre par de généreuses agapes chez un des membres où l’on discutait du “chaos” dans lequel le pays était en train de sombrer et des moyens d’en sortir. L’influent patron d’El Mercurio n’assistait plus aux réunions, ayant choisi depuis l’élection d’Allende l’exil aux États-Unis, où il s’estimait sans doute plus utile pour combattre le gouvernement de l’Unité populaire… Mais le groupe Edwards était représenté par des cadres importants ( Arturo Fontaine Aldunate, Roberto Kelly). Compte tenu que la Marine joua un rôle déterminant dans l’organisation du coup d’état, il est admis que la confradía del Pacifico fut un centre majeur de la conspiration. Depuis l’exil d’Agustín Edwards, elle était présidée par l’amiral Merino qui intégra la junte militaire le 11 septembre 1973.

Selon Arturo Fontaine Aldunate, membre de la confrérie du pacifique et directeur d’El Mercurio de 1978 à 1982, journaliste très bien informé, c’est au cours de l’année 1972 alors que la situation économique se dégradait rapidement, que l’amiral Merino fit part de son inquiétude à l’ex-officier Roberto Kelly: “Jeter Allende ne coûte rien. L’important, c’est quoi faire avec le gouvernement, comment résoudre les problèmes économiques” (1). C’est donc Roberto Kelly qui établit la connexion avec les économistes via son ami Emilio Sanfuentes, qui avait la particularité d’être diplômé de Chicago et de travailler pour le groupe Edwards. Emilio Sanfuentes organisa donc à partir du mois d’août 72 un groupe de travail intégré principalement par des diplômés de Chicago chargé d’élaborer un programme économique en rupture avec la politique de l’Unité populaire. On espérait beaucoup parmi les opposants à Allende des élections législatives de mars 1973, mais le résultat obtenu ne leur permettait pas de destituer Allende légalement et laissait un pays plus divisé que jamais.


Selon Sergio de Castro, chef de file des Chicago boys, le groupe de 10 économistes (plus quelques collaborateurs occasionnels) continua à se réunir après mars 1973 au rythme d’une réunion hebdomadaire. Parmi les 10 membres, 9 étaient diplômés de l’école de Chicago. A partir de mai 1973, le rythme de travail s’accéléra avec une répartition des tâches entre les membres. Dans ses mémoires, l’amiral Merino affirme que “quelques mois avant le 11 septembre, le matériau m’arrivait par étapes. A mesure qu’il était rédigé, j’en distribuais des copies à certains officiers supérieurs de la Marine et nous en discutions avec grand intérêt.” (2) Fait confirmé par Arturo Fontaine qui affirme qu’à « partir de là, les marins allaient recevoir quasiment page par page le programme que de Castro et Undurraga peaufinaient rapidement”(1). Au final, en septembre 1973, le programme représentait un “pavé” de plus de 500 feuillets imprimés (recto); il passa ainsi à l’histoire comme “el ladrillo” (la brique).

1: Arturo Fontaine Aldunate, Los economistas y el presidente Pinochet, ed. Zig-zag, Santiago, Chile, 1988, p. 18.
2: Amiral José Toribio Merino, Bitácora de un almirante : memorias, Santiago de Chile; 1998

 

IV/Analyse d’El Ladrillo

 

Personne ne conteste de nos jours au Chili qu’El Ladrillo a constitué la pierre angulaire d’une profonde transformation de l’économie et de la société. Adopté par la junte militaire, El ladrillo contient pour l’essentiel le programme économique qui fut mis en œuvre par la dictature à partir de septembre 1973 – et surtout à partir d’avril 1975 – jusqu’à la fin des années 1980. Document historique essentiel pour notre sujet, il n’est donc pas inutile d’en analyser les grandes lignes (1).

Les auteurs

On remarque que les auteurs du programme sont présentés comme “ un groupe d’économistes de premier plan et de haut niveau académique” (p. 15), “économistes professionnels dont la majorité sont ou ont été professeurs d’université (p. 16). Sur le plan politique, “bien que certains appartiennent à des partis politiques, la majorité est indépendante, mais tous se trouvent dans le secteur démocratique et non marxiste du pays” (p. 16). Ils prétendent adopter un “point de vue éminemment technique” en réalisant “au préalable un diagnostic des causes qui nous ont conduit au blocage actuel” (p. 20). Ils se définissent donc comme des experts en économie, la plupart apolitiques et dépourvus d’idéologie -puisque non marxistes-, alors que leur engagement et leurs options les situent clairement à la droite de l’échiquier politique chilien. Cette prétention à la scientificité de leur savoir et à la neutralité politique expliquent en partie que la plupart aient accepté sans état d’âme de collaborer activement avec une dictature connue pour ses violations massives des droits de l’homme, exactions dont ils ne se sentaient pas redevables puisque leur collaboration se limitait à résoudre des problèmes économiques “techniques” relevant de l’expertise scientifique et politiquement neutre. C’est le même argument du “conseil technique” qu’employa Milton Friedman quand on lui reprocha ses accointances avec le général Pinochet. Dans l’excellent documentaire chilien “Chicago boys”, quand la réalisatrice interrogea leur chef de file S. de Castro, 40 ans après cette histoire, la réponse fut à peu près du même ordre: “je pensais que cela était de la propagande communiste (les disparitions, la torture)”; j’étais concentré sur les problèmes économiques…” (2).

Le diagnostic

Le programme s’ouvre par un premier chapitre intitulé “diagnostico” dans lequel sont analysés les “problèmes fondamentaux de l’économie” chilienne. Logiquement, les auteurs dressent un constat sévère de la situation. Mais alors qu’on s’attendrait à une critique en règle de la politique économique et sociale menée par Allende, c’est en fait le modèle de développement du pays depuis 1938 qui est clairement visé. La stratégie d’industrialisation par substitution d’importations impulsée par un État interventionniste serait responsable du “taux bas et fluctuant de développement économique” du pays depuis 1940 ( c’est à dire de la trop faible croissance annuelle du PIB), ce qui aurait ouvert “la voie au triomphe de la démagogie marxiste” (p. 28). On retrouve ici sans peine quelques principes fondamentaux de l’enseignement de l’école de Chicago. L’excès d’étatisme est la mère de tous les maux et doit être combattu aux États-Unis comme au Chili ! Le grand responsable en définitive n’est pas Allende, mais J. M Keynes, les politiques de développement par substitution d’importations n’étant au fond qu’une version des recettes keynésiennes pour pays du Tiers-monde. Ensuite, comme l’avait prédit F. Hayek, l’étatisme conduit inévitablement au totalitarisme, au communisme dans ce cas précis. On en déduit donc que le programme n’a pas pour objet une correction des erreurs du gouvernement de l’Unité populaire mais propose une véritable rupture avec le modèle de développement et un changement radical du système économique et social en vigueur depuis 1938.
Les auteurs se livrent ensuite à une analyse critique du modèle économique selon une grille de lecture libérale: mécanisme de la forte inflation et de ses effets sociaux; faible rendement des investissements industriels dans un marché national réduit; excès des dépenses de l’État au dépens de l’investissement productif; protectionnisme excessif incitant peu à l’innovation et préjudiciable au consommateur; fixation des prix alimentaires freinant la modernisation du secteur agricole… L’ensemble constitue un appareil critique intellectuellement solide et d’une grande cohérence interne ce qui, peut-être, explique l’écho que le programme a rencontré auprès des militaires.

Les politiques économiques à appliquer

La majeure partie d’El Ladrillo est logiquement consacrée aux politiques spécifiques à mettre en œuvre, secteur par secteur. Il serait fastidieux ici de les passer toutes en revue. Nous nous contenterons des lignes directrices. L’idée centrale qui oriente l’ensemble est exprimée dès l’introduction: il s’agit de parvenir “dans le plus court délai possible à des taux de développement économique élevés et soutenus, seul moyen réaliste d’obtenir un progrès social et humain que nous désirons tous pour notre pays” (p.19). Plus loin, “ si le Chili avait connu depuis 1940 jusqu’en 1970 un taux de croissance annuelle de 8%”, le PIB en 1970 serait trois fois plus élevé (p.21). La forte croissance apparaît ainsi comme la panacée censée guérir la société chilienne de tous ses maux: éradication de la misère, mieux-être pour les autres catégories sociales, plein emploi et sans doute aussi moindre conflictualité et politisation. On déduit aussi que les auteurs, avec un brin de prétention, semblaient croire que leur programme permettrait au pays d’atteindre durablement des taux de croissance de 8%. En réalité, en dépit de l’application stricte de leurs recettes, la croissance annuelle moyenne pour la période de la dictature (1973-90) ne fut que de 2,9% et le taux de chômage moyen pour la même période s’établit à 17%. (3) Pourquoi 8% d’ailleurs et pas un autre chiffre? Sans doute parce qu’avec un taux de 8% annuel, on atteint un doublement du revenu national sur une décennie. Nul n’échappe à la magie ou au mirage des mathématiques, pour peu qu’il y comprenne quelque chose…

Pour obtenir une forte croissance, les auteurs proposent une libéralisation radicale de l’économie conforme à l’enseignement de Chicago: réduction du rôle de l’État dans l’économie par la privatisation des entreprises publiques; liberté des prix; lutte drastique contre l’inflation; stabilité des taux de change; élimination des barrières douanières et ouverture du marché intérieur à la concurrence internationale; ouverture du marché des capitaux; privatisation d’une grande partie du secteur public. Dans le domaine social, “décentralisation” (première étape à une privatisation) du système éducatif et du système de protection sociale. Il s’agit en fin de compte de remplacer le “bras” de l’État partial et soumis aux pressions sociales de toute sortes par la “main invisible” du marché libre, neutre et impartial qui conformément aux lois de la nature est censée établir le meilleur équilibre possible dans l’intérêt de tous.
Décidément, les professeurs de l’école d’économie de Chicago pouvaient à bon droit être fiers de leurs anciens élèves!

1: : El Ladrillo, édition publiée en mai 1992 au Chili, préface de Sergio de Castro. Version Pdf sur internet.
2: Documentaire chilien de 2015 « Chicago boys », écrit y dirigé par Carola Fuentes y Rafael Valdeavellano https://www.youtube.com/watch?v=2l7SMpFPxv8
3: Genaro Arriagada, Por la razón o la fuerza, editorial sudamericana, Chile, 1998. sources; banco national de Chile, Odeplan.

 

V/ Les Chicago boys et le coup d’État

 

Les auteurs d’ El Ladrillo savaient-ils qui étaient les commanditaires du programme? Autrement dit, savaient-ils qu’ils collaboraient avec des officiers de la Marine qui conspiraient activement contre le gouvernement en vue d’un coup d’État? Selon S. de Castro, dans la préface de l’édition de 1992, “il convient de signaler qu’un seul membre du groupe académique, sans que le reste le sache ou même le soupçonne, était en contact avec les hauts dirigeants de la Marine nationale. ( Il s’agit d’Emilio Sanfuentes). Grande fut alors notre surprise quand nous constatâmes que la junte de gouvernement possédait notre document et réfléchissait à sa possible application (p.11). Cette version est confirmée par le journaliste Arturo Fontaine qui relate ainsi la première rencontre entre l’amiral Merino, membre de la junte, et S. de Castro, le 14 septembre 1973: “Entre alors l’amiral Merino que de Castro n’avait jamais vu ni à la télévision” (p. 40). On peut donc admettre que les rédacteurs d’ El Ladrillo, à l’exception d’Emilo Sanfuentes, n’ont pas pris part directement et de façon consciente à la conspiration de la Marine en vue de renverser Allende.

Mais alors, dans quel but ont-ils élaboré un programme si global et si précis (1), quelques mois seulement après les élections législatives? Si l’on suit les auteurs, le programme a pour objectif “de surmonter la crise aigüe qu’affronte le pays” (p. 19), son application suppose “un changement radical de la situation présente et il est conçu dans la perspective d’un gouvernement de conciliation nationale, disposant d’un grand prestige pour son objectivité et impartialité et disposant, par conséquent, d’une autorité généralement acceptée” (p. 22). Ce gouvernement de conciliation nationale ne pouvait logiquement être présidé par Allende, premier responsable de “la crise aiguë”. A supposer que celui-ci démissionne (ce qui était peu probable compte tenu de ses déclarations), on pouvait alors imaginer un gouvernement de conciliation nationale reposant sur l’alliance de la droite et de la démocratie chrétienne, peut-être soutenu par certains partis de centre-gauche. Mais, en tout état de cause, un gouvernement d’Union nationale était impensable dans le contexte de 1973, tant le fossé entre les deux camps était profond. D’autant que selon les auteurs, “l’ensemble des politiques proposées constitue un ensemble harmonieux et n’est pas applicable partiellement (…) la cohérence et l’unité des différents aspects de la politique économique” (pp.22-23) étant la condition préalable de la réussite. Or, une alliance entre la droite et la démocratie chrétienne dans le cadre démocratique aurait supposé un compromis sur la politique économique et sociale, c’est à dire, peu ou prou, le maintien du système en vigueur depuis 40 ans… Selon ce raisonnement, on peut en déduire que le gouvernement de conciliation nationale dont rêvaient les auteurs ne pouvait être que militaire, l’armée jouissant effectivement d’un grand prestige dans la société chilienne et étant la seule force capable d’imposer son “autorité” et un “nouveau consensus, dût- il se faire par la force des baïonnettes…
Ainsi, si les “Chicago boys” d’El Ladrillo n’ont pas participé activement et consciemment à la conspiration militaire, il semble évident que leur action d’économistes s’inscrivait dans la perspective prochaine d’un coup d’État militaire dont ils ne connaissaient évidemment ni la date ni le degré de violence. Il existait de fait bien avant le 11 septembre 1973 une alliance objective entre “Chicago boys” et militaires putschistes.

1: 1: : El Ladrillo, édition publiée en mai 1992 au Chili, préface de Sergio de Castro. Version Pdf sur internet.

 

VI/ “Les “Chicago boys” et “la divine surprise” du coup d’État

Le coup d’État du 11 septembre 1973 changea le destin de millions de Chiliens et parmi eux, celui des diplômés de Chicago. Le “changement radical” tant attendu arrivait enfin! Selon Arturo Fontaine Aldunate, Sergio de Castro apprit la nouvelle dans la rue par des amis croisés par hasard. (1) Puis, “il célèbre l’événement avec des amis et monte sur le cerro Calán suivre les opérations et les tirs des avions de chasse Hawker Hunters sur Tomás Moro, la résidence officielle du président Allende que celui-ci et sa suite avaient évacué au petit matin” (p. 39). Nous ignorons ce que firent les autres membres du groupe des économistes ce matin là, mais nul doute qu’ils accueillirent la nouvelle avec grande satisfaction. Au même moment, à Santiago, au siège des éditions Lord Cochrane, présidées par l’ex-officier de Marine Hernán Cubillos et propriété du groupe Edwards, de petites mains s’activaient pour imprimer dans l’urgence “El Ladrillo”… Et “ le 12 septembre avant midi, les officiers généraux des Forces Armées qui exercent des responsabilités gouvernementales auront le plan sur leurs bureaux” (p.20).
Le 11 septembre 1973, une Junte de quatre généraux s’était emparée du pouvoir et ses membres s’étaient répartis les rôles. A l’amiral Merino, nouveau chef auto-désigné de la Marine, revenait la tâche de s’occuper des affaires économiques. Le 12 septembre, il convoqua son ami Roberto Kelly, l’homme-clé qui avait servi d’agent de liaison entre les hommes d’El Ladrillo et les marins conspirateurs (voir schéma). Merino le chargea de lui “apporter des noms” et le nomma sur le champ ministre-directeur d’Odeplan ( Office de Planification Nationale, fondée en 1967). Cet organisme tentaculaire avait une fonction essentielle dans l’économie chilienne, eu égard à l’importance du secteur public. Ironie de l’histoire, c’est par le contrôle d’Odeplan que les “Chicago boys” et les économistes partageant leurs idéaux organiseront la libéralisation quasi-complète de l’économie chilienne au cours des années 1970-1980 ! Le 14 septembre 1973, Sergio de Castro est convoqué par l’amiral Merino. La rencontre entre les deux hommes qui ne se connaissaient pas est très brève: “ vous serez le conseiller du général Gonzalez, ministre de l’économie, lui lança sans préambules l’amiral puis il se retira comme il était entré (…) Apparut alors le général Gonzalez El Ladrillo sous le bras, ce qui mit Sergio de Castro en confiance” (p. 40).

1: 1: Arturo Fontaine Aldunate, Los economistas y el presidente Pinochet, ed. Zig-zag, Santiago, Chile, 1988, p. 18.

Ainsi, en quatre jours, dans un Chili soumis à la terreur et au couvre-feu, nos diplômés de Chicago ont fait une entrée discrète dans les allées du pouvoir, liant dès lors leur destin politique à celui de la dictature militaire. Cette intrusion ne doit bien sûr rien au hasard. Disposant depuis les années 1960 de puissants relais dans le monde des affaires et la presse, leurs idées avaient progressivement infusé dans la bonne société chilienne. Les liens noués avec les officiers putschistes de la Marine et l’influence d’El Ladrillo sur ceux-ci ont joué un rôle décisif en septembre 1973. En outre, les économistes disposaient pour imposer leur vision d’un autre atout de taille: ils étaient les seuls à disposer d’un programme économique global proposant une rupture radicale avec “le socialisme” des gouvernements précédents! Les militaires au pouvoir, pour la plupart, savaient ce dont ils ne voulaient plus sans avoir de vision très nette par quoi remplacer ce qu’ils venaient de renverser… Il suffirait donc de les convaincre – en particulier le premier d’entre eux, Pinochet- pour que le Chili devienne au milieu des années 1970 un “laboratoire du néolibéralisme”. Mais ceci sera l’objet d’un second papier…