Cinq ans jour pour jour après l’adoption définitive, le 10 mai 2001, de la loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme un «crime contre l’humanité», la France métropolitaine commémore pour la première fois son abolition, qui date (de) 1848. Cette journée du 10 mai, retenue par Jacques Chirac sur proposition du comité pour la mémoire de l’esclavage, présidé par l’écrivain Maryse Condé, ne concerne pas les départements d’outre-mer, qui conservent leurs différentes dates de commémoration.
En 2001, le texte présenté par la députée (app. PS) de Guyane, Christiane Taubira, avait été adopté à l’unanimité, et dans une relative indifférence. On en est loin. L’irruption d’une «question noire» liant l’esclavage du passé aux discriminations d’aujourd’hui, dans un contexte associant tentations communautaristes et bataille des mémoires, a considérablement avivé les passions.
Quant à l’unanimité, elle n’est plus de mise. En témoigne l’initiative de quarante députés UMP qui, le 5 mai, ont demandé au chef de l’État d’abroger l’alinéa de la loi Taubira stipulant que «les programmes scolaires […] accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place qu’ils méritent». Ces députés, qui s’étaient mobilisés en faveur de la loi sur les rapatriés du 23 février 2005, soulignent la similitude entre l’alinéa – abrogé – de ce texte, qui évoquait le rôle positif de la colonisation, et la disposition précitée de la loi Taubira.
Cette initiative, qui constitue la première incursion, au Palais-Bourbon, de la bataille des mémoires – en l’espèce, rapatriés contre descendants d’esclaves -, a reçu une volée de bois vert. Les signataires de l’appel «Liberté pour l’histoire», qui avaient réclamé, en décembre 2005, l’abrogation de différentes dispositions législatives mémorielles, ont pris leurs distances avec une démarche qui ne leur «paraît nullement» exempte «de précipitation, de règlements de comptes partisans et, a fortiori, de calculs électoralistes». Le ministre de l’outre-mer, François Baroin, s’est également «opposé» à cette proposition, soulignant qu’il ne fallait pas «renouveler, raviver ce qui pour beaucoup d’Antillais représente des blessures».
En Guadeloupe – comme dans le reste des Antilles -, la proposition des quarante députés UMP a effectivement été immédiatement perçue comme un nouveau déni de l’importance de l’esclavage. Les élus UMP de l’île se sont d’ailleurs promptement désolidarisés de leurs collègues sur les antennes locales.
Professeur à l’université des Antilles et de la Guyane, Frédéric Régent, 37 ans, a été un des signataires de la pétition d’historiens qui a appelé, en 2005, à l’abrogation de l’alinéa sur l’enseignement du «rôle positif» de la colonisation. Il voit avec inquiétude «une frange de la France, de ses penseurs et de ses hommes politiques se débarrasser de ses complexes historiques».
Auteur d’un ouvrage remarqué, Esclavage, métissage, liberté (Grasset, 2004, 504 p.), ce fils d’un Guadeloupéen et d’une Corrézienne souligne que la République devrait se féliciter des revendications et doléances des Antillais : en tentant d’insérer pleinement l’histoire des esclaves dans l’histoire de France, leurs descendants ne feraient finalement que démontrer leur volonté d’intégration dans ladite République. «Faire admettre sa propre mémoire, ce n’est qu’une manière d’être reconnu, d’être visible au sein même de la société française», assure M. Régent. ««Cette montée de la revendication va de pair avec le recul des perspectives d’indépendance. Elle est intégrationniste»».
Fût-elle intégrationniste, cette démarche ne va pas sans à-coups et tiraillements, y compris parmi ses promoteurs. Une vive polémique sur le programme de la commémoration entre les différentes associations qui se disputent la représentation, en métropole, des noirs et/ou des Domiens.
En liaison avec SOS Racisme, la Ligue des droits de l’homme et la Ligue de l’enseignement, le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) a décidé d’organiser place de la Bastille, à Paris, le 10 mai au soir, un grand concert intitulé «Mémoire pour l’avenir», afin d’«anticiper la participation et la représentation de la France dans toute sa diversité». Sitôt connue, cette initiative a suscité de vives critiques d’associations concurrentes, parmi lesquelles le Collectif DOM, qui proteste «contre toute récupération carnavalesque de la mémoire de la traite négrière».
«Comment peut-on commémorer une tragédie en se trémoussant ?», s’interroge l’écrivain et cinéaste Serge Bilé, tandis que Claude Ribbe – l’auteur du livre polémique Le Crime de Napoléon (édition Privé, 2005, 206 p.) – dénonce un «inacceptable zouk». En réponse, différentes associations et personnalités ont appelé à un rassemblement digne et solennel, place la Nation, pour y célébrer un «10 mai républicain et de recueillement».
Ces polémiques ne doivent pas faire oublier que l’objectif de cette journée est aussi de chasser les vieux démons. Frédéric Régent racontait un jour à sa grand-mère qu’il avait retrouvé la trace de leur ancêtre venu d’Afrique. «Un Africain dans la famille ?», s’est étonnée l’aïeule. «Eh bien, heureusement qu’on ne l’a pas su avant !»
Benoît Hopquin (à Pointe-à-Pitre) et Jean-Baptiste de Montvalon, Le Monde, 10 mai 2006