10 mai 2006, première journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage

par Jacky Durand, mardi 9 mai 2006

Champagney envoyé spécial

Gérard Poivey, maire radical de gauche de Champagney (Haute-Saône, 3 000 habitants), participera, demain à l’Elysée et au Sénat, à la commémoration de l’abolition de l’esclavage. Parce qu’il y a deux siècles, ce bourg de «200 feux et 800 âmes» manifesta sa solidarité avec les «nègres des colonies», lors d’une initiative, aussi singulière que courageuse, de la part de ses habitants. Ils s’appelaient Alexis Ruffier, Burcey Joseph, Jean-Baptiste Gouhenans. Etaient paysans, mineurs, bûcherons, sur ce bout de terre ingrate, coincée entre les Vosges et la trouée de Belfort. Le 19 mars 1789, les hommes de Champagney réclamèrent, haut et fort, l’abolition de l’esclavage dans l’article 29 de leur cahier de doléances […]
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* Extrait du cahier de doléances

«Ça s’est passé là-bas sur la place entre l’église et la mairie, raconte, comme si c’était hier, Marie-Thérèse Olivier, conservatrice de la Maison de la négritude et des droits de l’homme, et dont l’un des aïeux fut signataire du texte. «Les gens sortaient de la messe, où le curé leur avait expliqué qu’ils devaient rédiger un cahier de doléances. Ils discutaient de leur misère après l’hiver très rude qu’ils venaient de supporter.» «A l’époque, dit encore la conservatrice, ces hommes n’avaient jamais vu qu’un seul Noir : le roi mage figurant sur un tableau de leur église». Loin des ports négriers de l’époque qu’étaient Nantes et Bordeaux, c’est la présence d’un homme qui va éclairer les Champagnerots. Jacques Antoine Priqueler, originaire du bourg, est officier de la garde du roi Louis XVI. Il est en «congé de semestre» à Champagney et se mêle des doléances des habitants. «Jacques Antoine Priqueler fréquente les milieux avancés de la capitale et il est proche de la société des Amis des Noirs, un groupe humaniste, initié en Angleterre», explique Marie-Thérèse Olivier. C’est lui qui oriente la conversation vers le sort des esclaves. «Il dit aux habitants : vous vous plaignez de votre misère, sachez qu’en Afrique on capture les gens comme des bêtes. Ce sont des arguments que les gens d’ici, pauvres, mais plein d’humanité, ont entendus. Ils savaient ce que voulait dire peiner, travailler, souffrir et ont décidé d’ajouter à leurs doléances un article demandant pour la première fois collectivement, en des termes aussi énergiques, l’abolition de l’esclavage de leurs semblables.»

«Hurluberlus». Le cahier de doléances de Champagney n’ira pourtant pas plus loin que le bailliage de Vesoul. «On ne l’a pas considéré comme digne d’intérêt parmi les autres cahiers, affirme Marie-Thérèse Olivier. On peut se demander si les censeurs de l’époque n’ont pas eu peur d’un texte aussi sulfureux.» Il faudra attendre 1971 pour que l’article 29 et l’épisode singulier de sa rédaction, sortent de l’oubli grâce à un historien local. «A l’époque, j’étais adjoint. Quand on nous a appris l’existence de ce document en conseil municipal, nous nous sommes regardés avec des yeux tout ronds. Il a fallu que l’on voit les écrits pour y croire», raconte Gérard Poivey.

L’idée d’un mémorial fait son chemin avec l’appui notamment de Léopold Senghor, alors président de la république du Sénégal. A Champagney, les habitants se laissent moins rapidement convaincre que leurs aïeux de 1789. «Au début, on nous prenait pour des hurluberlus. Dans le village, on se demandait ce que nous voulions prouver. Quand nous avons creusé une fosse sous la Maison de la négritude, pour reconstituer la cale d’un navire, on est venu nous demander si nous étions en train de construire une piscine», sourit Marie-Thérèse Olivier.

«Il a fallu travailler les gens au corps, ils ne comprenaient pas que ce projet soit ma priorité, raconte Gérard Poivey. Quand j’ai été élu maire en 1989, j’ai eu le sentiment d’être sur un siège éjectable. Je me se suis dit que, même si je n’effectuais qu’un seul mandat, je devais favoriser la construction de cet endroit. De toute façon, ce n’est pas le genre de préoccupation qui vous fait gagner une élection. Il a fallu un an de réunions publiques, mais la décision a été prise à l’unanimité. Au fur et à mesure que les habitants ont eu connaissance d’aïeux solidaires des esclaves, ils ont approuvé le projet. Depuis, je n’ai jamais eu une seule attaque, même financière sur le projet.»

La Maison de la négritude s’étend aujourd’hui sur un ancien entrepôt de marchand de vin. Au sous-sol, une reconstitution montre la cale d’un navire négrier avec des esclaves recroquevillés, fers aux poignets et aux membres inférieurs. Dans une autre cale, des ballots de coton, de café, de cacao, des pains de sucre rappellent les produits «obtenus grâce au sang et à la sueur des esclaves». Aux murs, des documents reconstituent la longue marche de l’esclavage à son abolition dans les colonies françaises, le 27 avril 1848.

Mémoire. Chaque année, près de 5 000 personnes visitent la Maison de la négritude. Des groupes, des scolaires, des particuliers, «qui viennent parfois de très loin». «Mais, il y a aussi des gens tout près qui ne connaissent pas l’existence de la maison», constate Marie-Thérèse Olivier. «Avant, la région était surtout connue à cause de Belfort et de Ronchamp, où se trouve la chapelle construite par Le Corbusier. Aujourd’hui, des gens connaissent Champagney jusque dans les pays du Sud», affirme le maire. Gérard Poivey inaugure demain au Sénat une exposition itinérante sur «les chemins de l’abolition». Elle passe par quatre lieux emblématiques de la lutte contre l’esclavage : la maison de l’abbé Grégoire, à Emberménil (Meurthe-et-Moselle) ; la maison Schoelcher, à Fessenheim (Haut-Rhin) ; Champagney et le fort de Joux, à Pontarlier (Doubs), où mourut Toussaint Louverture. Tout près de Champagney, il existe également un autre lieu de mémoire, plus récent : c’est une stèle qui comporte les noms des 59 hommes du 22e bataillon de marche nord-africain, tombés le 3 octobre 1944, lors de la libération de la région. Le maire de Champagney explique : «Chaque année, nous faisons lire les 59 noms par une personne d’origine étrangère.»

Maison de la négritude et des droits de l’homme :
24, Grand Rue, 70 290 Champagney.
Tél. : 03 84 23 25 45 www.maisondelanegritude.org

Libération, 9 mai 2006