RetroNews met à l’honneur les pionniers du grand reportage journalistique avec une sélection de 7 grands reportages publiés à la une dans la presse entre 1881 et 1934, et quatre affiches extraites des journaux de cette époque.

Retour aux origines du grand reportage entre 1881 et 1934 : du journaliste de terrain à l’écrivain de littérature populaire, de l’explorateur de la misère sociale au visiteur du bagne de Cayenne en passant par le témoin du procès d’un tueur en série et les commentateurs des épisodes révolutionnaires en Russie, plongez dans notre sélection de reportages accompagné d’un éditorial de l’historien des médias Christian Delporte

« Le grand reporter, c’est le journaliste de terrain qui va voir pour le lecteur et lui rapporte les informations les plus précises. Il peut explorer des terres lointaines ou enquêter sur la misère sociale, se rendre sur les théâtres de guerre ou interviewer les puissants, l’important est qu’il révèle au public les réalités du moment, qu’il lui fasse vivre l’événement, qu’il le tienne en haleine par la force émotionnelle de son récit. »

– Christian Delporte (extrait de l’éditorial) 

Au moment où les chaînes d’information en continu font passer pour du reportage des images capturées en boucle, avec des allers retours sur un studio, et un journaliste en plan fixe qui essaie d’occuper l’image, pour maintenir l’attention d’un spectateur–consommateur, il est bon parfois de revenir aux fondamentaux.

Cette présentation, la seconde qui est publiée dans ces colonnes, a un intérêt évident pour le professeur d’histoire, mais certainement au-delà, pour celui qui veut découvrir ou redécouvrir ce que l’on appelait « le grand reportage » d’avant la seconde guerre mondiale.

 

Ce ne sont pas n’importe quelles plumes qui sont proposées à l’attention du lecteur.

On y trouve dans l’édition du journal Le Gaulois, du 20 juillet 1881, des « lettres d’Afrique », publiées par Guy de Maupassant. Mis à une le signataire de cet article qui signe « un colon », raconte précisément ce qu’il qualifie de scandale de la colonisation.
À l’évidence Guy de Maupassant n’aime pas beaucoup les pratiques des militaires, qui considèrent que l’insurrection fait partie des tares congénitales des Arabes, sans parler de la volée de bois vert qu’il inflige au gouverneur de l’époque, un certain Albert Grévy.
À l’évidence, Guy de Maupassant reproche également à l’administration civile sa méconnaissance du territoire, de ces populations. La période pendant laquelle ce reportage a été effectué est marquée par la volonté de l’administration militaire de garder le contrôle de la population sur une partie très significative du territoire, remettant en cause l’autorité civile. Ce que Guy de Maupassant condamne, c’est l’entretien du pays dans une situation de sous-développement, ce qui ne la rend pas moins coûteuse. (50 millions dépensés semble-t-il pour des aménagements qui ne sont pas réalisés.)
Guy de Maupassant dénonce également le système d’appropriation des terres indigènes par les colons.

Gaston Leroux   Que l’on peut redécouvrir dans ce lien consacré à sa biographie, sur un podcast de France Culture, est un feuilletoniste et un auteur de romans policiers qui a pu verser la jeunesse de ma génération, tout comme Maurice Leblanc avec Arsène Lupin.
C’est aussi un journaliste, qui dans le journal Le Matin publie alors une une analyse sur ce qui se passe dans l’empire russe le 4 novembre 1905. Le titre de l’article fait directement référence à la révolution française : « le tiers État russe », avec en sous-titre, « ce qu’il est, ce qu’il fit, ce qu’il veut ».

Parler ainsi de la Russie en 1905, alors que ce pays, depuis les accords franco-russes et l’allié de la France, la garantie de l’alliance à revers contre l’Allemagne, n’est évidemment pas anodin. Gaston Leroux livre ainsi une analyse de la corruption généralisée de l’empire tsariste, une dénonciation de sa bureaucratie parasite, en se mettant, et cela est original, du point de vue de la petite bourgeoisie, des commerçants et des industriels qui subissent l’autocratie.

Le feuilletoniste voit dans le peuple russe, dans son engagement, dans son attachement à la mère patrie, une source inépuisable de richesses, malheureusement détournées par un empire désormais dépassé. Les manifestations monstres d’Odessa, les violences qui sont racontées, montrent aussi, en filigrane, que ce peuple soumis, ce tiers état qui n’était rien et qui aspirait à devenir quelque chose, allait entrer dans l’histoire en février 1917. Reste à savoir si la trappe de l’histoire ne s’est pas refermée sur lui en octobre de la même année.

Dans « Le journal » qui paraît le 30 décembre 1915, le grand reporter Édouard Helsey est envoyé sur le front d’Orient et il suit la retraite serbe devant l’offensive autrichienne. Il faut lire ce récit, ou par la magie des mots on entend les gémissements des blessés, on sent l’odeur de putréfaction des chairs meurtries. Aux loin s’élèvent les cris de douleur des mères qui viennent de perdre leur fils, déchiqueté par l’artillerie. À travers les brumes grecques, le grand reporter qui écrit de Fiorina le 11 décembre, montre comment l’ouverture de la frontière par la Grèce peut profiter aux Allemands, aux Bulgares, et aux Autrichiens. Les Serbes qui leur font face semblent plutôt sûrs d’eux, ce qui est infirmé par le témoignage publié a la une de Henri Barby qui montre plutôt une armée serbe en déroute, à la frontière avec l’Albanie.

Dans Le Petit Parisien, édition du 2 novembre 1921, alors que la guerre civile vient de s’achever, par l’exécution en Sibérie orientale du Baron Ugern Von Stenberg et par la canonnade contre les marins de Cronstadt, Louise Weiss raconte ce qu’est la misère dans les rues de Moscou.
On peut lire dans ce témoignage de 1921 l’intérêt qu’une partie des intellectuels a pu porter à cette expérience révolutionnaire, mais en même temps une certaine réticence devant la brutalité d’un pays qui a connu huit ans de guerre, si l’on y rajoute la guerre civile. L’émancipation des femmes retient l’attention de Louise Weiss, avec Vera, la communiste, qui explique le rôle de la femme dans l’état futur: « la révolution a libéré la femme de l’esclavage dont elle souffre dans la société bourgeoise. Je m’appartiens. Mon enfant est à moi et, si je ne veux pas lui dire, il ne sera pas le nom de son père. Si je ne peux pas l’élever, la société l’élèvera. L’amour, telle est ma loi. »
On y retrouve sans doute aussi la fascination pour ce personnage atypique de la révolution russe, Alexandra Kollontai, que Louise Weiss espère rencontrer.

À cette présentation on pourra rajouter le reportage d’Albert Londres « chez les fous », qui publie une longue enquête sur les hôpitaux psychiatriques français et leurs occupants. Le matin publie en 1930 « marchés d’esclaves », un reportage de Joseph Kessel dans la corne de l’Afrique.
Le journal magazine raconte la vie d’un trafiquant d’opium international nommé boy boy, dans lequel on trouve, révolutionnaire pour l’époque, les seins nus d’une femme dans une fumerie d’opium. On notera au passage l’importance du milieu marseillais et corse avant-guerre, dans le trafic de drogue, ce qui donnera par la suite, jusque dans les années 70, la fameuse French connexion.

Avec cette série de reportages, reproduits au format original, sur des fac-similés, le professeur d’histoire dispose d’un excellent témoignage sur la période. Y compris sous l’angle des faits divers d’ailleurs puisque l’on retrouve le compte rendu du procès d’un très médiatique tueur en série, Henri Désiré Landru, l’homme aux 283 fiancées

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Mais ce qui est important, notamment dans l’enseignement de spécialité à venir, est de confronter, même par le biais du fac-similé, le lycéen à la source, sinon originale, du moins brute dans sa présentation.
Il est possible d’imaginer que l’on puisse échapper ainsi, même s’il n’est pas question de le remettre en cause, au « tout numérique ». Un texte des années 20,un texte des années 30, et jusqu’à une période assez récente finalement, ce ne sont pas seulement des pixels sur un écran. C’est la matérialité du papier, son bruit lorsqu’on l’on tourne ces pages de journal, pour les hommes de l’époque, son odeur aussi, que le fac-similé ne transmet pas hélas. Et c’est donc dans ce voyage en immersion que le professeur d’histoire doit être un guide. Ne serait-ce que pour montrer que le texte, dès lors que l’on s’y plonge, dans ces longues colonnes écrites en petits caractères, parfois difficilement lisible, permet dans l’effort, le plaisir de la découverte.