Après avoir reconnu les territoires séparatistes du Donbass, Vladimir Poutine a choisi de mener une guerre d’ampleur en Ukraine.
Pour cette étude en classe de géopolitique, nous avons choisi comme document principal l’épisode « Ukraine : Pourquoi Poutine choisit la guerre » du podcast « L’Heure du MondePublié jeudi 24 février 2022, 5h du matin sur lemonde.fr, et réalisé par Adèle Ponticelli et Esther Michon. Durée : 16’17’’. » par Benoît Vitkine, correspondant du Monde à Moscou :
Cet article pourra être utilisé dans les thèmes des programmes de géopolitique de lycée suivants :
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Aux 1ères heures de l’attaque, 3 questions :
- Pourquoi le président russe passe-t-il à l’offensive ?
- Le conflit va-t-il s’intensifier ?
- Que valent les sanctions occidentales ?
Et une carte réactualisée des mouvements de troupes, rescensant les vidéos prises par les internautes sur place :
Russia-Ukraine Monitor Map by Cen4infoRes · MapHub
Le 20.02.2022, une mise en scène instructive du pouvoir personnel
Après avoir consulté son conseil de défense la veilleChaque membre a eu à répondre à la question par oui ou par non. Seul le chef des services secrets a émis des réserves sur le choix de l’intervention, pour finalement approuver. (photo)V. Poutine annonçait le lendemain la reconnaissance par la Russie de l’indépendance des 2 républiques autoproclamées du Donbass et l’autorisation pour l’armée russe d’y maintenir la paix.
Pourquoi le président russe passe-t-il à l’offensive ?
Une « histoire russe » commune…
Les Russes, Biélorusses et Ukrainiens seraient les descendants de la principauté de Kiev, fondée au IXe siècle par les Vikings, en englobant des tribus slaves, baltes et finnoises.
Cette principauté, appelée aussi Russie kiévienne s’effondre à la suite de l’invasion mongole au XIIIe siècle. Son éclatement se poursuit lorsque l’Ukraine occidentale passe sous le contrôle lituano-polonais et les provinces du nord sous celle de Moscou.
Au cours du XVIIIe siècle, l’Ukraine est progressivement intégrée à l’empire russe par Catherine II, avec la Crimée. Sa richesse agricole, notamment sa production de blé, et son accès à la mer Noire en font un territoire d’importance stratégique.
L’Ukraine redevient indépendante après l’effondrement de l’URSS en 1991.
… Au service d’un projet impérial…
Vladimir Poutine fut dans sa jeunesse colonel du KGB en poste à Berlin avant la chute du Mur. S’il a un jour déclaré « la chute de l’Union Soviétique a été la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », il veut d’abord restaurer la grandeur de la Russie… impériale, celle qui avait grandement contribué à vaincre la Grande Armée après sa retraite de Russie, 130 ans avant la défaite d’Hitler.
Comme il l’a déclaré le 21 février, ce seraient Lénine et les dirigeants bolcheviques qui auraient fondé une Ukraine artificielle lors de la création de l’union des républiques socialistes et soviétiques (URSS) en 1922. L’éclatement de facto de l’Union Soviétique en 1991 faisait donc de l’Ukraine une république indépendante, certes, mais qui n’aurait jamais dû se séparer économiquement (modèle libéral), politiquement (modèle démocratique) et militairement (rapprochement de l’Otan) de la grande soeur russe…
… Et d’une sphère d’influence considérée comme légitime pour toute grande puissance
Le retour des politiques de puissance légitime la thèse de Samuel Huttington écrite en 1996 sour le titre « Le choc des civilisations ». Chaque grande puissance cherche à protéger son territoire en l’entourant d’un « glacis » protecteur vis à vis des autres puissances. Ici il s’agit de le compléter face à l’Otan considéré comme un agresseur potentiel puisque ayant étendu sa propre influence aux frontières de la Russie.
2 nations dont les mémoires s’entrechoquent
La conception de l’histoire russe et ukrainienne exposée se terminait par des menaces d’intervention de grande ampleur pour démilitariser et « dénazifier » l’Ukraine.
La tragédie de l’Holodomor
Grenier à blé, bassin industriel charbonnier, dans les années 1930, l’Ukraine est le joyau de la nouvelle Urss. Mais un joyau rétif à la domination soviétique et à la collectivisation imposée par Joseph Staline. Il va s’appliquer à affamer les Ukrainiens, en pillant leurs productions. L’Holodomor tuera cinq à sept millions de personnes. Un génocide jamais reconnu par le Kremlin, mais qui pèse encore lourd dans la mémoire des Ukrainiens.
Une forte fibre nationaliste
Par sa reconnaissance internationale, sa langue officielle, comme son ouverture géographique et sa politique extérieure, c’est un pays étranger pour la Russie. Mais cela ne signifie pas que tous les habitants le ressentent de cette manièreGérard-François Dumont, Ukraine et Russie, un divorce toujours conflictuel (2017).
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Illustration la plus symbolique de la dualité ukrainienne : son bilinguisme rampant. En 2013, quatre Ukrainiens sur dix parlent encore quotidiennement russe ; ils sont majoritaires à l’Est. N’en déplaise à Kiev, que Moscou accuse d’avoir voulu dérussifier
le pays en inscrivant l’ukrainien comme langue officielle dans sa Constitution, dès 1996.
Une coupure historique du pays, confirmé lors des élections présidentielles
À la suite de la « Révolution orange » de la place Maïdan, un « 3e tour » voit la victoire du candidat pro-européen Viktor Ioutchenko sur le candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch. Or la carte électorale entérine la coupure historique entre l’ouest et le centre face à l’est du pays majoritairement peuplé de russophones.
« Dénazifier » l’Ukraine
La présence d’un pourcentage – certes minime, environ 5% – de néo-nazis en Ukraine interroge. Poutine, enfant d’une famille de Léningrad, décimée durant le siège de la ville par les armées du IIIe Reich, promet de dénazifier l’Ukraine.
Or comme partout dans l’Europe occupée par l’URSS après la fin de l’Allemagne nazie, des mouvements nationalistes ont combattu la soviétisation forcée en se réclamant de l’anticommunisme. Ils avaient des chefs qui furent souvent présents aux côtés des nazis de 41 à 44 et participèrent activement à la liquidation de partisans et surtout aux opérations génocidaires des Einsatzgruppen, puis comme gardiens dans les camps.
Le nom de l’un d’entre eux,Stepan Bandera, résonne encore dans de larges couches de la population comme celui d’un héros qui combattit l’occupant soviétique… avec l’aide des nazis.
Les raisons de ce choix ?
En 2014, après l’annexion de la Crimée, la dirigeante européenne qui connaît le mieux le maître du Kremlin, Angela Merkel, qui avait été son interlocutrice préférée lors de ses premières années au pouvoir, quand il cherchait à se rapprocher de l’Occident, a déclaré dépitée que « VP avait perdu contact avec la réalité ».
Le discours de lundi chez un dirigeant pourtant réputé pour son inexpressivité, faisait ressortir 2 décennies de rancoeurs, d’humiliations vis à vis de l’Amérique et de l’UE, qui auraient snobé la Russie malade et son chef, puis refusé les garanties de sécurité légitimement exigées.
En substance, « Puisque l’Occident ne veut pas nous accorder la place que nous méritons, nous allons lui montrer notre force ».
D’abord la géopolitique du gaz, puis la modernisation de l’armée russe
Ce fut d’abord la géopolitique du gaz qui a aboutit notamment à Nord-Stream 2 et au contournement de l’Ukraine. Parallèlement, la modernisation technologique de l’armée russe se fait à marche forcée. C’est ce second outil qui est aujourd’hui brandi : pendant que les négociations achoppaient sur l’adhésion de l’Ukraine – voire des pays européens voisins et anciens satellites de l’URSS – à l’Otan, le dispositif militaire russe se mettait en place, accompagné d’un discours présentant l’Ukraine comme « l’agresseur de minorités russophones victimes d’un génocide » (14 000 morts essentiellement militaires depuis 2014).
Le conflit va-t-il s’intensifier?
Poutine avait prévu des réponses « militaro-techniques » : ce qui s’est passé avec le Donbass en est une. C’est la fin d’un processus de paix de 8 ans qui n’aura jamais été réalisé, le compromis de l’accord de Minsk ne satisfaisant aucune des 2 parties. Reconnaître les frontières des 2 « républiques du Donbass » dans la totalité des 2 oblasts et non dans leur réalité actuelle ne peut mener qu’à la guerre.
Ce que Poutine perd avec les accords de Minsk, qui lui étaient favorables, il veut le récupérer avec de nouvelles revendications : l’intégralité des 2 oblasts du Donbass, la démilitarisation de l’Ukraine et le jugement des nazis ukrainiens.
La dernière chance de nouvelles négociations risque de se refermer : on voit mal l’Ukraine, qui cherche non seulement à s’émanciper de la tutelle russe mais aussi à se développer selon un modèle socio-politique différent, accepter ces conditions contre une souveraineté de façade qui rappellerait l’intervention soviétique de 56 en Hongrie. Or ni les Etats-Unis – dont l’opinion publique est globalement lasse des guerres extérieures – ni l’UE – faible militairement et pacifiste – ne se battront pour défendre l’Ukraine.
Le moment est donc bien choisi, d’autant que les populations russophones du Donbass pourront accueillir avec soulagement des troupes russes symbolisant pour elles la fin d’un conflit qui dure depuis 8 ans.
Que valent les sanctions occidentales ?
D’abord des sanctions graduelles avec l’espoir déjà balayé par Poutine de reprise des négociations : quelques sanctions financières individuelles et bancaires et la suspension de Nord-Stream 2.
Peu de chance que cela ait un quelconque effet immédiat, car le pouvoir russe sait combien elles n’ont pas eu d’effet au Venezuela ou en Syrie et surtout chez lui : faut-il rappeler que les premières sanctions de 2015 suite à l’invasion de la Crimée ont paradoxalement permis le développement d’une agriculture exportatrice russe, tout en lésant les producteurs européens exportateurs ?
SWIFT, l’arme fatale ?
Comme tout arme financière dans un monde économiquement interdépendant, SWIFT n’échappe pas à la règle et on vient de voir que les 2 principaux exportateurs européens vers la Russie, l’Allemagne et l’Italie sont réticents. Or la Russie a des réserves financières considérables qui pourraient amortir le choc à court terme. Jusqu’à ce qu’à moyen terme elle puisse être aidée par des outils financiers alternatifs par les Chinois ?
Et quelles suites ?
Le retour des politiques de puissance avec des conflits de haute intensité
Probablement une victoire rapide et écrasante de la Russie sur l’Ukraine qui permettrait d’imposer les revendications russes à un nouveau pouvoir ukrainien de fait satellisé à l’instar des autres voisins de la Russie, personne n’ayant intérêt à une guerre généralisée à l’est européen. Reste à savoir combien de temps les Ukrainiens résisteront et si les pertes seront lourdes. Le retour des soldats dans les sacs en plastique risque de détourner une partie de la population de la guerre.
Un exemple qui pourrait inspirer la Chine
Une prochaine attaque militaire de haute intensité pourrait viser Taïwan…Si les Chinois considèrent que l’opération que mène Poutine a une issue qu’ils considèrent comme favorable. Car l’implication de la Chine dans les échanges mondiaux et autrement plus importante que celle de la Russie, et les conséquences d’embargos ou des sanctions pourraient la freiner.
Ne pas oublier que la Chine a une échéance historique : la réunification des 2 Chine avant 2049…
Prochaine étape : les pays Baltes ?
Poutine ayant également exigé lors des négociations de janvier le retrait de l’OTAN dans les ex-pays du bloc soviétique, on peut légitimement se demander si le maître du Kremlin n’aura pas l’envie de pousser son avantage vers les Etats baltes historiquement incorporés à l’empire russe. Le prétexte est déjà tout trouvé avec les importantes minorités russophones « à protéger » en Estonie et Lettonie et la volonté de faire de l’enclave de Kaliningrad une tête de pont cette fois incorporée à un nouvel empire russe via le glacis biélorusse.
Des missiles hypersoniques Kinjal pouvant atteindre les capitales européennes comme Londres ou Paris viennent d’ailleurs d’y être acheminés…
Un ami, parent d’une élève de la spécialité géopolitique de 1ère m’a demandé ce matin mon avis concernant la possibilité qu’un missile de ce type touche Paris. Sa fille, comme nombre de ses camarades est très angoissée.
J’ai répondu que c’était techniquement possible. Mais que la politique et la diplomatie pourraient reprendre leurs droits : l’OTAN doit, via son article 5, porter secours à tout Etat-membre qui le demanderait. C’est à ce niveau de confrontation que les négociations pourraient reprendre pour éviter une conflagration qui toucherait cette fois l’Europe entière, avec des conséquences cette fois incalculables…