Ukraine – l’invasion déclenchée par Moscou le 24 février 2022 vient éclairer le thème 2 du programme de Spécialité de Terminale HGGSP.
Le thème ayant déjà été traité, pour ma part, en début d’année, l’objet de cet article n’est pas de proposer une mise en œuvre pédagogique mais de donner des éléments de compréhension du conflit dépassant le cadre de l’actualité et pouvant faire le lien avec le programme, notamment l’axe 1 centré sur la pensée de Carl von Clausewitz.
Thème 2 – programme HGGSP – Introduction / Axe 1 : La dimension politique de la guerre
Ukraine : pourquoi la guerre à partir du 24 février 2022 ?
Quelles formes prend ce conflit ? Quels liens établir avec la théorie clausewitzienne de la guerre ?
Le contexte immédiat : le discours de Vladimir Poutine le 21 février 2022.
Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, à la tête du pouvoir depuis 1999, justifie dans un premier temps les opérations militaires dans les régions de l’Est de l’Ukraine en reconnaissant l’indépendance de deux Républiques autoproclamées du Donbass et en donnant l’autorisation à l’armée russe d’intervenir. Mais il dépasse rapidement le cadre de la simple conflictualité en brandissant la menace d’une guerre d’ampleur en Ukraine.
Vladimir Poutine, discours du 21 février 2022
Les événements du 24 février 2022 au petit matin et l’attaque portée sur plusieurs villes ukrainiennes, dont la capitale Kiev très éloignée du Donbass, montrent que le levier de la guerre a bien été activé. Emaillé de références historiques puisées dans l’histoire du XXe siècle et se référant sans complexe à l’empire soviétique (dont l’Ukraine était un des États), ce discours a explicitement des allures de déclaration de guerre, sans toutefois en avoir la valeur juridique. Le discours est consultable et traduit à cette adresse.
Ukraine – L’invasion – Vladimir Poutine
Commentaire de texte – Déclaration du 21 février 2022
L’analyse de son texte, couplé à l’histoire de l’Ukraine et à l’évolution territoriale de ce territoire montrées par les cartes, permettent de cerner les causes de ce conflit, puisant leurs racines dans l’histoire respective de ces deux États. L’Ukraine représente, en effet, une zone d’influence historique de la Russie devenue URSS en 1922.
Le territoire ukrainien, entre affirmation nationale et dépendance russe depuis le IXe siècle
Source : Carte consultable sur le site MapPorn
Un contexte plus large : l’étranger proche, fondement de la politique russe depuis l’éclatement de l’URSS
Le discours de Vladimir Poutine et l’agression contre l’Ukraine ne peuvent pas se comprendre sans faire référence à la structuration de la politique étrangère russe suite à la dislocation de l’URSS en 1991. Cette expression d’étranger proche (blijnéié zaroubiéjé) est utilisée en Russie pour désigner les quatorze autres anciennes républiques soviétiques, au sein desquelles on trouve évidemment l’Ukraine. En raison de l’ancienneté de leurs liens socio-culturels et économiques, la Russie considère à partir des années 1990 qu’elle y a des intérêts permanents. Dès lors, les autorités se déclarent particulièrement concernées par le sort des populations russes et russophones de ces anciennes républiques.
Carte de l’Europe de l’Est et des anciennes républiques soviétiques présentée par le site L’Histoire.
L’élargissement de l’Union européenne a conduit trois anciennes républiques soviétiques à sortir du giron russe : ce sont les trois États baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) qui ont aussi intégré l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord créée dans le contexte de la guerre froide). Mais c’est surtout le rapprochement de certains États nouvellement indépendants vers l’OTAN qui inquiète le plus la Russie. Parmi ces États, figurent notamment la Géorgie (en guerre avec la Russie en 2008) mais aussi l’Ukraine.
Le fait pour la puissance russe de désigner un « étranger proche » comme élément privilégié de sa sphère d’influence a été une constante de la politique étrangère russe, alimentant nostalgie d’un empire, ambition régionale et pragmatisme géopolitique. Cet « étranger proche » est sacralisé dans la parole politique de Vladimir Poutine. Les tentatives de négociations en février 2022 ont achoppé sur le fait que, pour Poutine, l’extension de l’OTAN à d’anciennes républiques soviétiques constitue une menace pour la Russie et une remise en cause (non actée par un traité en bonne et due forme) de la promesse qui aurait été faite par le président américain G. Bush aux autorités soviétiques, au moment du démantèlement de l’URSS, que l’OTAN ne s’élargirait pas aux anciennes Républiques soviétiques et ne menacerait donc pas la Russie.
Le conflit de Crimée en 2014 a abouti à l’annexion russe de cette ancienne province ukrainienne, au sud du territoire. Elle visait notamment à répondre, pour Poutine, aux ambitions présumées des Occidentaux (U.E, États-Unis, OTAN) de menacer leur « étranger proche ». Cette logique se retrouve dans la guerre déclenchée par Moscou contre l’Ukraine, huit ans plus tard. Les accords de Minsk, qui ont mis fin au conflit sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), ont garanti une paix relative pour l’Ukraine mais ont aussi légitimé la position russe de faire d’une partie des territoires de l’ex-URSS une zone d’influence privilégiée.
Ukraine – Les formes du conflit : l’application des théories de Clausewitz ?
En apparence, la guerre en Ukraine semble valider un certain nombre de principes des penseurs de la guerre, au premier rang desquels figure le théoricien et aussi officier du début du XIXe siècle, Carl von Clausewitz.
Des troupes et des armes conventionnelles, des objectifs apparemment militaires
En prélude au déclenchement du conflit, l’attention de l’opinion publique mondiale a été mobilisée pendant une quinzaine de jours sur le déplacement de troupes russes le long de la frontière ukrainienne, ainsi que sur l’exécution de manœuvres militaires en Biélorussie avec l’armée de Minsk. Les frappes orchestrées sur des objectifs militaires (bases ukrainiennes, aérodromes… ) sont menées par l’armée russe équipée de missiles (comme les missiles Grad) entrant par l’Est du territoire ukrainien et aussi par le Nord, en passant par la Biélorussie. Les forces russes mobilisent notamment des troupes blindées, mais aussi aéroportées, dont les objectifs sont de réduire les capacités de résistance de l’armée ukrainienne et de porter le feu dans les grandes villes comme Kiev attaquée en son centre le 25 février. De ce point de vue, on rejoint le principe du conflit interétatique opposant des armées nationales dont l’objectif est d’anéantir l’adversaire. La réaction des États-Unis rappelant qu’ils n’interviendraient pas en Ukraine mais que l’OTAN garantirait la sécurité des territoires voisins (États baltes, Pologne en particulier) confirme bien la place occupée par les acteurs étatiques et les alliances qui les regroupent ou les opposent. Les premiers bilans humains des combats menés en Ukraine font état de pertes de soldats ukrainiens, mais attestent également de bombardements ayant touché des civils, dans les grandes villes ukrainiennes.
L’importance du stratège, la mue du chef politique en véritable guerrier
La stratégie du maître du Kremlin est décryptée depuis fort longtemps et encore plus depuis le passage de la Russie à l’offensive. Le podcast, d’un épisode de l’Heure du Monde, réalisé par le correspond du Monde en Russie, permet de revenir sur le rôle prépondérant du conflit où émerge le chef du peuple, transformé en stratège, avançant ses pions avec minutie et détermination.
Les jugements portés sur le président russe ne sont toutefois guère flatteurs : «paranoïaque», «fou»…, sont ainsi souvent convoqués pour désigner Poutine remplaçant les plus métaphoriques « nouveau maître du monde » ou « nouveau tsar » plus caractéristiques du contexte des années 2010. Il faut bien rappeler que nous avons là la vision occidentale qui n’est pas celle des Russes. À ce titre, la lecture de quelques articles du Courrier international, présentant une sélection d’articles russes, montre bien comment Vladimir Poutine est perçu (dans une presse acquise à sa cause) comme le protecteur des populations russes comme celles des régions du Donbass. On retrouve cette image dans le quotidien moscovite Izvestia le 22 février 2022.
En ce sens, on retrouve bien les théories de Clausewitz qui rappelait les qualités essentielles de celui qui mène son peuple à la guerre : la détermination et la clarté de vue. « La conduite de la guerre en elle-même est une chose très difficile, cela ne fait pas le moindre doute ; la difficulté ne tient cependant pas à ce qu’ une érudition particulière ou un grand génie seraient requis pour saisir les véritables principes de la conduite de la guerre (…) Toute la difficulté consiste en ceci : rester fidèle dans l’exécution aux principes qu’on s’est fixés. »
La guerre continuation de la politique par d’autres moyens : la dimension territoriale et idéologique
La guerre en Ukraine a d’abord une forte dimension territoriale. Les accords de Minsk ayant mis fin au conflit en 2014, auraient laissé ouverte la question du devenir des territoires du Donbass composés de deux oblasts : les républiques populaires de Donetsk (RPD) et de Louhansk (RPL), régions séparatistes prorusses dont Vladimir Poutine a reconnu l’indépendance deux jours avant le début des opérations militaires contre l’Ukraine. Le gain territorial est donc un ressort de ce conflit, comme l’avait été celui de la Crimée en 2014 mais on notera que les attaques russes ne se limitent pas au Donbass et ciblent le pays et des zones fort éloignées des provinces russophones. En ce sens, le but de V. Poutine semble d’exercer une puissance de feu suffisamment forte pour imposer ses vues au gouvernement ukrainien et provoquer également sa chute. Le régime ukrainien est, en effet, perçu par Moscou comme résolument pro-européen et atlantiste et le fait qu’il développe son propre modèle politique, alors qu’il appartient à l’étranger proche, est inconcevable pour Vladimir Poutine.
La célèbre formule de Clausewitz (la guerre, continuation de la politique par d’autres moyens) suggère également qu’une guerre n’a de validité que si un gouvernement est capable de l’imposer à son armée et aussi à son peuple. Une guerre sans motif politique n’a aucun sens pour Clausewitz et surtout aucune chance d’être emportée par le belligérant. Or, la guerre d’Ukraine n’est pas un caprice du chef du Kremlin comme certains le pensent de façon réductrice. Elle s’inscrit dans un véritable projet idéologique, qui n’est d’ailleurs pas sans effarer bon nombre d’observateurs.
Ce projet est défini notamment dans le discours du 21 février. La rhétorique développée par Vladimir Poutine pour justifier l’intervention en Ukraine recourt à des termes forts, évoquant un génocide depuis 8 ans (en référence aux accords de Minsk) contre les populations russophones du Donbass et au comportement néo-nazi du gouvernement ukrainien. Les combats dans le Donbass ont, en effet, depuis 2014 provoqué la mort de 14.000 personnes environ, essentiellement des militaires. Le projet idéologique de Poutine n’est pas comparable à celui mené dans l’ex-Yougoslavie avec le nettoyage ethnique exercé par les autorités de Belgrade et les milices serbes de Bosnie, mais il part du postulat que les Russes où qu’ils se trouvent doivent être protégés et… vivre sous l’autorité d’un gouvernement lui-même russe ou a minima russophone. La guerre en Ukraine est ainsi assumée et justifiée d’un point de vue politique et idéologique. Elle a été d’ailleurs préparée depuis 2014 par un certain nombre de mesures graduelles, comme l’a rappelé notre collègue Jean-Michel Crosnier. Le discours de lundi fait, bel et bien, ressortir 2 décennies de rancœurs, d’humiliations vis-à-vis de l’Amérique et de l’UE, qui auraient snobé la Russie malade et son dirigeant, puis refusé les garanties de sécurité légitimement exigées. En substance, « Puisque l’Occident ne veut pas nous accorder la place que nous méritons, nous allons lui montrer notre force ». Ce fut d’abord la géopolitique du gaz qui a abouti notamment à Nord-Stream 2 et au contournement de l’Ukraine par un réseau de gazoducs desservant l’Allemagne, et parallèlement la modernisation technologique de l’armée russe à marche forcée. C’est ce second outil qui est aujourd’hui brandi : pendant que les négociations achoppaient sur l’adhésion de l’Ukraine – voire des pays européens voisins – à l’OTAN, le dispositif militaire russe se mettait en place, ce que certains dirigeants politiques européens n’ont pas su ou voulu voir.
Ukraine – Des formes irrégulières – un conflit aussi asymétrique
Transposer les principes de Clausewitz à la guerre en Ukraine ne tient toutefois pas de l’évidence. La guerre d’Ukraine ne peut que s’inscrire dans le contexte plus global des guerres du XXe siècle, ne serait-ce que par le théâtre des opérations militaires, essentiellement urbain et non un champ de bataille à l’écart des populations civiles où s’affronteraient des armées nationales. Ainsi, la population des villes ukrainiennes est aujourd’hui appelée à la résistance par Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, tentant de mobiliser tous ceux qui peuvent détenir des armes à la main pour rejoindre les rangs de la défense aux côtés de l’armée ukrainienne. Certains experts occidentaux s’accordent à penser que l’armée ukrainienne et de manière plus générale l’organisation de la défense nationale ont pu se préparer depuis 2014 à cette attaque russe en bénéficiant de l’appui de militaires américains ou britanniques. S’agit-il d’une vision optimiste ou d’une analyse permettant en quelque sorte de compenser la frustration ukrainienne de ne pas recevoir un véritable appui militaire de l’OTAN, dont l’encéphalogramme n’est sans doute plus aussi plat qu’on l’a un temps prétendu ?
Cette asymétrie était d’ailleurs la marque de nombreux combats qui se sont déroulés pendant 8 ans dans le Donbass, avec des affrontements entre séparatistes pro-russes et milices ukrainiennes nourries par de jeunes Européens venus s’engager en Ukraine pour « protéger la race blanche » et véhiculant des idées d’extrême-droite. C’est sur ce point là que Vladimir Poutine entend capitaliser en présentant les opérations militaires russes comme des opérations contre « des drogués et des Nazis » occidentaux et décrédibiliser le gouvernement ukrainien.