Un choix subjectif de documents pouvant servir de support pédagogique pour l’étude de la « Transition démocratique espagnole ».
Il s’adresse en priorité aux enseignants qui connaissent mal cette période, courte mais ô combien cruciale! de l’histoire de l’Espagne contemporaine. Après la chronologie, chaque document sera accompagné d’un commentaire. Ci-joint en fin d’article, un diaporama des documents étudiés.
Chronologie de la Transition démocratique espagnole
- 20 nov. 1975 : mort de Franco à 83 ans après une longue agonie.
- 22 nov. 1975 : proclamation de Juan Carlos de Borbón roi d’Espagne.
- 3 juillet 1976: Le roi nomme Adolfo Suárez chef du gouvernement, personnage-clé de la transition démocratique.
15 déc. 1976 : « référendum national pour la réforme politique » ( à caractère démocratique). « oui » : 94, 2% ; « non » : 2,6% ; vote blanc : 3,2% .
Avril 1977 : légalisation du Parti communiste espagnol
15 juin 1977 : élections générales des députés et sénateurs aux Cortes. Premières élections démocratiques en Espagne depuis février 1936. Parlement constituant chargé d’élaborer et de voter le projet de constitution démocratique.
25 oct. 1977 : Pacte de la Moncloa sur la stabilisation économique ( but : mettre fin à la spirale inflationniste), signéee par toutes les forces politiques répresentées aux Cortes, avec l’appui des principaux syndicats ouvriers.
Nov. 1977 : loi instituant la responsabilité du gouvernement devant le Parlement.
Juillet 1978 : texte constitutionnel approuvé par une très large majorité des députés et sénateurs.
6 déc. 1978: référendum sur la Constitution. « oui » : 88,5% ; « non » :7,9¨%.
→ Entrée en vigeur de la Constitution démocratique du 6 décembre 1978, régime actuel de l’Espagne. Fin de la « Transition démocratique » stricto sensu.
23 fév. 1981 : coup d’état avorté du lieutenant-colonel Tejero.
22 oct. 1982: élections générales. Victoire du PSOE et alternance démocratique. Le socialiste Felipe Gonzalez devient chef du gouvernement.
1er janv. 1986: entrée de L’Espagne dans la CEE.
Corpus documentaire
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Document 1
Cette page spéciale annonçant la mort de Franco a été éditée le 21 novembre 1975. Elle est issue d’un journal franquiste et rappelle, par le liseré noir, la forme d’un faire- part de décès. Le gros titre “Franco ha muerto” reprend les mots par lesquels le dernier chef du gouvernement de Franco, Carlos Arias Navarro, avait annoncé au peuple espagnol la mort du vieux caudillo, après une longue agonie.
https://www.youtube.com/watch?v=uU0LMGzN2rk
L’homme qui vient de mourir est à la tête de l’Espagne depuis 1939, alors que ses compagnons d’armes de la guerre civile, Hitler et Mussolini, sont morts depuis longtemps. Sa dictature est donc d’une longévité exceptionnelle. Cependant, l’Espagne de 1975 est très différente de celle de 1939. Le tournant technocratique et libéral pris en 1958 par l’économie espagnole a engendré une croissance économique forte dans les années 60 et a généré de profondes transformations sociales et culturelles. L’exode rural s’accélère et l’Espagne tend à devenir une société urbanisée. L’essor des activités industrielles et de services renforce le poids de la classe ouvrière et des classes moyennes qui aspirent à vivre mieux et à entrer de plein pied dans la société de consommation. Reflet de ces changements structurels de la société espagnole, les dix dernières années de la dictature ont été marquées par la montée des conflits sociaux et des oppositions: grèves ouvrières et étudiantes réprimées avec la brutalité consubstantielle au régime, alors qu’une partie du clergé catholique prend ses distances avec la dictature. A l’image de la dégradation physique de son chef, le régime franquiste semble agonisant… Au sein du mouvement franquiste qui monopolise le pouvoir, derrière une unité de façade, des voix discordantes se font entendre et les plus lucides sont conscients qu’une réforme politique est indispensable pour répondre aux aspirations du peuple espagnol. Mais selon quel contenu et de quelle façon? C’est toute l’histoire de la transition démocratique espagnole…
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Document 2
Cette photo a été prise le 22 novembre 1975, au moment où Juan Carlos devient roi et prête serment. La restauration de la monarchie et le choix de Juan Carlos comme successeur procèdent de choix personnels de Franco. Celui- ci a veillé avec soin à l’éducation militaire du futur roi, dans l’espoir que celui-ci maintriendrait après sa mort l’essentiel de l’héritage politique du franquisme. Ainsi, Juan Carlos pouvait apparaître aux yeux de beaucoup d’espagnols comme une « créature » sans grand charisme du général Franco. Au moment où il monte sur le trône , il a 37 ans et appartient à une génération qui n’a pas connu la guerre civile. Homme jeune, sportif et au contact facile, par ses choix politiques, il est un acteur-clé de la transition démocratique.
Document 3
La photo de ce panneau publicitaire du métro de Madrid a dû être prise à la fin de l’année 76, avant le référendum du 15 décembre 1976 sur la réforme du système politique. L’affiche de grande dimension se résume à un slogan encourageant les espagnols à participer au réferendum national (si tu veux la démocratie, vote). Ce slogan contient en réalité un deuxième message politique subliminal: il encourage les électeurs à voter « oui » pour soutenir le processus de démocratisation engagé en jouant sur le double sens en espagnol du mot « si »: l’adverbe de condition « si » et le mot « oui ». Le mot « si » placé au début de la phrase et en majuscules est mis en exergue et en changeant légèrement l’ordre des mots, on obtient: » quieres la democracia, vota si. » ( tu veux la démocratie, vote oui).
J’ignore quel est l’émetteur de cette affiche de propagande, mais compte tenu qu’aucun logo de parti politique n’apparaît et du contenu « civique » du message, on peut penser raisonnablement qu’elle émane du gouvernement ou d’une officine politique proche du pouvoir en place. En juillet 1976, le roi a désigné un nouveau chef de gouvernement Adolfo Suárez en remplacement d’Arias Navarro nommé par Franco. A. Suárez s’engage dès sa première déclaration devant les Cortes (franquistes) sur un programme de réforme profonde du système politique. Le message est clair: il a été là pour conduire la réforme politique. Adolfo Suárez, issu de la classe politique franquiste, est de la même génération que le roi ( il a 44 ans en 76), celle qui n’a pas fait la guerre civile. C’est un pragmatique qui va se révéler par son aptitude remarquable à dialoguer avec des interlocuteurs de tous les bords politiques.
Le projet de loi pour la réforme politique soumis à référendum le 15 décembre 1976 est approuvé par les Cortes franquistes le 18 novembre 1976. La loi prévoyait l’élection au suffrage universel du congrès des députés et du sénat chargés d’élaborer une constitution. Il s’agit en quelque sorte de restaurer la souveraineté du peuple espagnol confisqué par Franco en 1939. Initiative venue des rangs du franquisme, il s’agit donc de l’amorce d’un processus d’autodestruction du régime. Les résultats du référendum du 15 décembre 1976 sont sans appel: le « oui » l’emporte avec 94,2¨% des suffrages exprimés.
Document 4
Le 10 avril 1977, la Une de Mundo Obrero ( monde ouvrier), l’organe du Parti communiste espagnol, célèbre la légalisation du parti décidée par le chef du gouvernement la veille, le samedi de Pâques 9 avril, en pleine « semana santa »!
Le plan de réformes politiques contenu dans la loi approuvée le 15 décembre 1976 impliquait l’existence en Espagne de partis politiques légaux qui puissent sans contraintes participer au débat national et présenter des candidats aux élections de juin 77. Mais la légalisation du PCE posait problème au pouvoir en place. En effet, le PCE avait joué un rôle essentiel dans le camp républicain pendant la guerre civile, puis ensuite contre le régime franquiste par la lutte armée d’abord (foyers de guerrilla de 1939 au début des années 50), puis par l’action politique clandestine. L’anticommunisme était ainsi en quelque sorte dans l’ADN du franquisme. Légaliser le PCE, c’était risquer une levée de boucliers parmi les franquistes ‘purs et durs », en particulier dans l’armée, et risquer de remettre en cause le processus de démocratisation.
On sait que la légalisation du PCE a été précédée par des rencontres secrètes entre A. Suárez et le chef historique du PCE rentré d’exil, Santiago Carrillo ( en photo sur le document). On constate ici que le PCE célèbre sa légalisation comme une grande victoire. Les portraits des deux figures historiques du PCE issues de la guerre civile, Santiago Carrillo et la « Pasionaria » Dolorés Ibarruri, visent à indiquer aux lecteurs, militants ou sympathisants communistes,que la ligne politique suivie est bien celle décidée au plus niveau du parti. Le mot clé ici est bien sûr « réconciliation ». Au nom de la réconciliation du peuple espagnol, le PCE accepte implicitement la règle du jeu fixée par A. Suárez issu des rangs franquistes et devient à ce titre un des acteurs de la Transition démocratique. Le PCE espère de ce « triomphe pour la démocratie » de grands succès électoraux et peut-être devenir ainsi dans la future Espagne démocratique la force centrale de la gauche, à l’image du PCF en France et du PCI en Italie.
Pour A. Suárez, la légalisation du PCE est incontestablement un succès politique. En intégrant le PCE dans le jeu politique normal, il obtient ainsi une certaine modération des luttes sociales ( grèves, mainifestations) nombreuses en ces temps de crise économique. La participation du PCE au scrutin de juin 77 renforce la représentativité et par conséquent l’autorité et la légitimité des assemblées élues.
Document 5
Nous avons ici une réprésentation des forces politiques du Congrès des députés élu le 15 juin 1977. Ce sont les premières élections générales démocratiques depuis février 1936 et les résultats sont riches d’enseignement.
Deux forces politiques ont obtenu de grands succès électoraux . « L’Union du centre démocratique », une coalition de petits partis se réclamant du centrisme mais qu’on peut classer au centre-droit, obtient plus d’un tiers des voix. Son leader est le chef du gouvernement, A.Suárez. Ce succès est un encouragement populaire à poursuivre dans la voie de la réforme. L’autre parti vainqueur est le parti socialiste, le PSOE, une des grandes forces d’opposition au fanquisme, mais qui représente une gauche modérée et démocratique. Le PCE obtient moins de 10% des voix, un résultat décevant. L’Alliance Populaire (l’AP) représentant une droite plus proche de l’héritage franquiste obtient lui aussi moins de 10%. Ainsi , 2/3 des espagnols ont apporté leurs suffrages à des partis « modérés » et assez proches du centre, ce qu’on peut interpréter comme une volonté de tourner le dos à un passé tragique marqué par les affrontements civils.
Un résultat sans nul doute scruté avec attention et satisfaction par les dirigeants des pays de la CEE… On remarquera aussi la présence de partis régionalistes basques (PNV) et catalans (PDC), forces politiques qui auront leur mot à dire lors de l’élaboration de la constitution.
Document 6
Cette affiche de propagande du parti socialiste espagnol a été émise à l’occasion du référendum du 6 décembre 1978 encourage les électeurs à approuver le projet constitutionnel élaboré par les Cortes.
Les débats autour du projet de constitution ont été longs et laborieux: un an de travail pour qu’enfin le texte constitutionnel soit voté à une écrasante majorité en juillet 1978 par les députés de quasiment tous les partis politiques. Large consensus confirmé lors de la campagne électorale puisque presque tous les partis, à l’image du PSOE, appellent à voter « oui » et par le peuple espagnol le 6 décembre 1978: le « oui’ obtient 88,5% alors que le « non » moins de 8¨% ( les forces politiques ayant fait campagne pour le « non » sont situées à l’extrême droite « franquiste et à l’extrême gauche). L’Espagne entre ainsi dans un nouvel ordre constitutionnel :
- Une démocratie représentative garantissant le respect des droits fondamentaux de la personne, le pluralisme politique et fondée sur le principe de la souveraineté du peuple espagnol.
- Une monarchie parlementaire dont le souverain est issu de la dynastie des Bourbons.
- La reconnaissance des nationalités ( basque et catalane surtout) et des spécificités des régions par la création des Autonomies, dans le cadre toutefois de « l’unité indissoluble de la nation espagnole, patrie commune et indivisible de tous les espagnols ».
Cette constitution approuvée par le peuple espagnol le 6 décembre 1978 est celle de l’Espagne actuelle depuis plus de 40 ans, soit une durée supérieure à celle du régime franquiste. Cela signifie qu’une majorité d’espagnols n’ont connu dans leur vie que la démocratie, ce qui est un gage de l’enracinement de celle-ci et d’un sentiment largement partagé qu’elle va de soi.
Ainsi, le 6 décembre 1978 s’achève la période que l’on appelle la « transition démocratique espagnole », stricto sensu. Cependant , il nous semble nécessaire pour être complet d’évoquer rapidement quelques événements postérieurs.
Document 7
Cette photo datée du 23 février 1981 a été prise lors de la tentative de coup d’état du lieutenant-colonel Tejero (que l’on voit au centre de la photo) et la prise d’otage des députés du congrès. Dernier baroud d’honneur des nostalgiques du général Franco, le coup d’état qui aurait pu mettre la jeune démocratie espagnole en péril l’a au contraire renforcée. Nous renvoyons ici à un autre article qui aborde cet événement.
https://clio-texte.clionautes.org/allocution-televisee-du-roi-despagne-juan-carlos-24-fevrier-1981.html
Deux autres événements méritent d’être évoqués pour clore cette question.
- En octobre 1982, la victoire du PSOE, parti historiquement lié à l’histoire de la seconde République espagnole, et l’arrivée de la gauche au pouvoir. Le régime de 78 passe avec succès l’épreuve de l’alternance démocratique, gage d’une stabilité politique durable de l’Espagne.
- En janvier 1986, l’intégration de l’Espagne dans la CEE : le peuple espagnol rejoint la « grande famille » européenne et est ainsi reconnue comme une démocratie occidentale comme les autres.
NB: je n’ai pas abordé les questions liées à l’amnistie politique et à l’amnésie collective des crimes du passé qui sont une conséquence du processus de la transition démocratique telle qu’elle a été menée par ses acteurs. Cette question importante se rattache à la question des mémoires de la guerre civile, mais c’est un autre suje
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