Le 1er avril 1939, le général Franco annonça par un bref communiqué de deux lignes la fin de la guerre civile espagnole. La guerre avait duré 1000 jours, détruit villes et villages et les morts se comptaient par centaines de milliers. Mais c’était terminé et la victoire militaire du camp national était incontestable. La première “année de la Victoire » (año de la Victoria) commença par diverses cérémonies et actes publics destinés à célébrer l’événement et à rendre hommage aux héros de la Croisade “pour Dieu et l’Espagne”; mais aussi pour bien ancrer dans les esprits que commençait une ère nouvelle et que l’Espagne conduite d’une main ferme par le Caudillo allait écrire une nouvelle page de sa glorieuse histoire. Les cérémonies officielles débutèrent par une tournée  du général Franco en Andalousie: Séville le 17 avril, Cordoue le 21… Mais l’apothéose de Franco eut lieu à Madrid le 19 mai 1939, avec le grand défilé de la Victoire, suivi le lendemain matin d’une messe d’actions de grâces célébrée par le cardinal Gomá en l’église Santa Barbara.

Ces deux cérémonies officielles, très différentes par leur nature mais identiques dans leur signification politique, sont riches de symboles en tout genre dont l’analyse permet de comprendre sur quels piliers a reposé la dictature franquiste pendant 40 ans.

  • Le grand défilé de la Victoire… du Generalisimo

Le grand défilé du vendredi 19 mai 1939, décrété jour férié pour l’occasion, devait être le point d’orgue des célébrations de la victoire franquiste en même temps que l’aube d’un temps nouveau pour l’Espagne. Le pays était ruiné, mais on n’avait pas lésiné sur les moyens! Des dizaines de milliers de drapeaux bicolores avaient été distribués, des centaines de portraits du général victorieux décoraient les  façades des immeubles madrilènes abîmées par la guerre et le bon sens populaire incitait à pavoiser fenêtres et balcons aux couleurs authentiques de l’Espagne, afin de manifester son enthousiasme sincère et spontané…

El paseo de la Castellana avait été choisi pour lieu des célébrations car c’était l’artère la plus longue, la plus large et la plus rectiligne de Madrid, traversant la capitale du nord au sud. Le général Franco descendit l’avenue vers 9 heures du matin dans une voiture découverte au milieu de la foule massée sur les trottoirs. Il était accompagné du général Saliquet et escortée par la “guardia mora” à cheval.                                                               . Le général Saliquet avait été nommé en juin 37 général en chef de l’armée du centre qui combattait sur le front de Madrid et  avait reçu la reddition des madrilènes, le 28 mars 1939. En septembre 1936, Saliquet était l’un des généraux de la junte qui avaient approuvé la nomination de Franco comme généralissime et chef du gouvernement national; enfin, parmi tous les généraux de l’armée franquiste, il était le plus âgé. Il concentrait donc en sa personne la légitimité, la caution morale et le soutien que l’institution militaire avait apporté au caudillo depuis le début de la guerre civile. La “Guardia mora” était une troupe d’élite formée de soldats marocains qui, depuis le soulèvement militaire au Maroc espagnol de juillet 36, formait la garde personnelle de Franco. défilé de la victoireOutre la touche exotique apportée par cette escorte, elle rappelait opportunément que Franco était un des militaires “africanistes” les plus brillants et que c’était au Maroc que ses dons au commandement s’étaient révélés. La présence de ces troupes coloniales jetait comme un pont symbolique entre le glorieux passé impérial des Rois catholiques et un avenir tout aussi  impérial plein de promesses, puisque c’etait là le destin de l’Espagne et que la Providence avait voulu que le caudillo victorieux renouât les fils de l’Histoire rompus par deux siècles de décadence libérale…

La voiture conduisit Franco à l’imposant arc de triomphe de la victoire, monument d’architecture éphémère érigé pour l’occasion. 

 En réalité, l’arc du triomphe du generalísimo: au centre, les immenses armoiries de l’Espagne franquiste, celles des rois d’Espagne surmontées de la devise franquiste: «una, grande , libre». Sur chaque pilier, le cri de ralliement rituel depuis la guerre civile: «Franco, Franco, Franco» à rapprocher du «Sanctus, Sanctus, Sanctus» des chrétiens. Sur le fronton, le mot immense de Victoire, faisant écho au victor ornant l’estrade surélevée devant l’arc de triomphe, du haut de laquelle Franco présida le défilé. Il avait revêtu pour l’occasion un uniforme militaire, portait la chemise bleue des falangistes et le bérêt rouge des requetés; rappelant ainsi que le général victorieux était aussi le chef du parti unique, la Falange Española Tradicionalista y de la J.O.N.S fondé en avril 37 et au sein duquel avaient fusionné les différents courants politiques et idéologiques de droite et d’extrême droite composant le «Mouvement national».

La cérémonie proprement militaire commença par un hommage au général Franco. Celui se vit remettre par le général Varela la «Gran cruz laureada de san Fernando», soit la plus haute et la plus prestigieuse des décorations militaires d’Espagne  qui le consacrait ainsi définitivement comme un héros  – victorieux de surcroît –  devant ses frères d’armes. déflé de la victoire

Pendant plus de 5 heures, 120.000 hommes défilèrent devant le generalísimo et un demi-million d’espagnols. Ils représentaient tous les corps d’armée, toutes les armes ayant participé à la victoire. Selon les mots de Franco: «120.000 hommes dans un ordre parfait, dotés du matériel le plus moderne et efficace, représentant le million d’hommes qui ont formé les rangs de notre armée nationale». 

Des soldats portugais, italiens et allemands défilèrent aussi (la Legión Cóndor en clotûre), manière de remercier Mussolini, Hitler et Salazar, manière aussi d’informer les nations potentiellement hostiles que l’ Espagne nouvelle pouvait compter sur de puissants alliés… Au-dessus des têtes des madrilènes passaient à intervalles réguliers des escadrilles dessinant des « Franco » par leur ordre impeccable.

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N’eût été la pluie qui tombait ce jour là sur Madrid, ce spectacle interminable aurait été parfait! Les derniers soldats passés, le général Franco rejoignit sa voiture pour se rendre au palais de la Banque d’Espagne. Le général Saliquet, qui avait  du savoir-vivre et le sens de l’hospitalité, y offrait un vin d’honneur. Franco, sans doute déjà légèrement grisé par son apothéose, improvisa une courte leçon de philosophie politique: « nous devons maintenant clôre un siècle de frivolité; détruire à jamais jusqu’aux ultimes vestiges de l’esprit de l’Encyclopédie. Je parle de révolution, sans avoir peur du mot». («Nosotros tenemos ahora que cerrar la frivolidad de un siglo. Que desterrar hasta los últimos vestigios del espiritú de la Enciclopedia. Hablo de revolución sin que me asuste la palabra»).

Le grand défilé de la Victoire est donc riche d’enseignement. Les 120.000 soldats mobilisés ne furent au fond que les figurants d’une cérémonie à grand spectacle, au service exclusif du général victorieux. Franco, par son physique, sa voix de fausset et sa personnalité, manquait singulièrement de charisme et l’usage intensif de la propagande était donc d’autant plus nécessaire pour imposer son image au peuple espagnol et sa personne comme figure centrale de la dictature. L’hommage rendu par les soldats et les généraux, ainsi que par les principaux dignitaires du parti unique a valeur de consécration du Caudillo comme chef unique de l’Espagne nouvelle, transformant un pouvoir personnel de fait en pouvoir légitime; les acclamations du peuple massé sur les trottoirs ayant valeur de plébiscite informel.

La dimension proprement militaire de la cérémonie, l’insistance à exalter la victoire obtenue par les armes sur «l’Anti-Espagne» (soit la moitié du peuple espagnol avec lequel il allait falloir cohabiter) annonce une dimension fondamentale de la société espagnole pendant la dictature franquiste, la dichotomie Vainqueurs/vaincus. Aux vainqueurs: les honneurs, les hommages et les bonnes places; aux vaincus la répression, l’opprobre et le silence…

Cependant, pour assurer son pouvoir personnel dans la durée, il manquait une caution morale, celle de l’Eglise catholique. Ce fut l’enjeu de la cérémonie religieuse du lendemain 20 mai 1939…

  • La cérémonie religieuse en l’église de Santa Bárbara, 20 mai 1939

Comme lors du défilé de la veille, le général Franco se rendit à l’église Santa Barbara vers 11 heures dans sa voiture découverte escortée par la «Guardia mora». A son arrivée, on fit sonner les cloches et il fut accueilli par l’hymne de la Falange, le «Cara al sol» entonné par la section féminine, la jeunesse falangiste et des membres du gouvernement et de l’armée. Selon une répartition stricte des lieux, l’hommage politique avait lieu à l’extérieur de l’église, alors que la consécration religieuse du pouvoir du Caudillo devait se dérouler à l’intérieur.

Franco fit son entrée solennelle dans la maison de Dieu sous un dais, accompagné de son épouse, privilège accordé aux rois, aux princes de l’Église et au saint sacrement… Il fut accueilli par l’archevêque de Tolède, le cardinal Gomá, la plus haute autorité de l’église espagnole, accompagné de 17 évêques et du nonce apostolique réunis pour l’événement. A dessein, le cerémonial choisi renvoyait aux riches heures de l’Église espagnole des temps de la Reconquista et des Rois catholiques. Des reliques venues de divers lieux d’Espagne furent exposées dans l’église, dont le Christ de Lépante et la vierge d’Atocha déposés sur l’autel. Après la messe d’actions de grâce, le Te deum et des chants religieux empruntés au répertoire médiéval espagnol, le silence se fit. Alors, le général Franco s’avança vers l’autel pour déposer au pied du christ de Lépante son épée de la victoire (celle que les légionnaires lui avaient offerte en 1926 quand il avait accédé au grade de général). Puis, il s’agenouilla devant le cardinal Gomá pour recevoir sa bénédiction. Plus tard, afin que le sens des gestes accomplis soit bien clair pour tout le monde, le cardinal prononça ses mots: « Dieu à qui tous se soumettent, à qui toutes choses servent, fais en sorte que les temps de ton bon serviteur, le caudillo Franco, soient des temps de paix et de joie!» («¡ Dios a quien todos se someten, a quien todas las cosas sirven, haz que los tiempos de tu buen siervo el Caudillo Franco sean tiempos de paz y de alegría!”). La céremonie religieuse terminée, le général et le cardinal prirent congé l’un de l’autre par une longue accolade.

Ce cérémonial archaïsant n’avait rien laissé au hasard et, à vrai dire, n’est pas très difficile à décrypter. Les références au passé permettaient d’inscrire la Geste du général Franco dans la longue lignée des héros authentiques de l’histoire espagnole, les rois, le Cid, tous ceux enfin qui avaient mis leur épée au service de la Foi catholique, légitimant ainsi du même coup le soutien accordé dès 1936 par l’Église espagnole à la «Croisade» contre l’Anti-Espagne. Non! Tout ce sang n’avait pas été versé en vain! Par ce rituel quasi-monarchique, Franco était ainsi reconnu comme l’homme envoyé par la Providence et c’est à bon droit qu’il pouvait se proclamer «Caudillo por la gracia de Dios»!

Plus intime, plus courte et moins spectaculaire que le grand défilé militaire de la veille, la cérémonie religieuse du 20 mai 1939 est donc tout aussi importante. Par la magie des gestes et des symboles est renouvelée ici la traditionnelle alliance du trône et de l’autel, ou plus exactement, l’alliance du sabre et du goupillon, Franco n’étant pas roi… L’union des âmes et des cœurs était officialisée et accouchait d’une idéologie: le national-catholicisme.

Y https://lycee.clionautes.org/el-catecismo-patriotico-espagnol-1939-dnl.html

Conclusion

Entré tardivement dans la conspiration militaire contre la République en 1936, le général Franco, par un heureux concours de circonstances et par son habileté politique, s’imposa en quelques mois comme le «caudillo» du camp national. En avril 1939, il était de fait le nouvel homme fort du pays. Mais les 19 et 20 mai 39 furent deux journées véritablement fondatrices d’un nouveau régime: une dictature personnelle reposant sur 3 piliers, l’armée (et autre forces de coercition), le parti unique de la FET y de las JONS et l’Église catholique espagnole.