Réponse à l’article de Laurent Wirth paru dans le numéro d’avril 2012 de l’Histoire

L’article de Laurent Wirth publié dans le numéro d’avril 2012 de l’Histoire appelle à mon sens une série de réflexions. Il s’agissait d’une réponse à un article paru dans la livraison précédente de la revue, exposant une partie des critiques suscitées par les nouveaux programmes d’Histoire Géographie du lycée .
Laurent Wirth défend le programme dont il a été l’un des concepteurs, en récusant une série de critiques qui avaient été formulées : il n’y aurait pas d’approche doloriste de l’histoire, le groupe d’experts aurait élaboré la réforme dans la transparence, les questions politiques dont on déplorait l’absence seraient en fait bien présentes.
Il n’est pas dans mon intention de reprendre en détail l’ensemble de ces affirmations, qui prêtent pourtant à discussion. Je voudrais centrer mon argumentation sur quelques enjeux épistémologiques et didactiques.

Misère de la didactique

D’un point de vue didactique, les affirmations de Laurent Wirth semblent difficilement acceptables. Des programmes sont conçus non pas pour rendre compte des dernières avancées de la recherche mais pour fournir un outil cohérent susceptible d’être le vecteur de pratiques pédagogiques adaptées à la réalité des élèves et aux conditions pratiques des enseignements, en particulier les horaires, la cohérence entre les niveaux et les évaluations, principalement le Baccalauréat. Quand Laurent Wirth écrit qu’il n’est pas gênant que le programme traite de la Seconde Guerre mondiale avant que les élèves n’aient étudié Hitler et la Révolution russe, car « le professeur peut articuler les thèmes et les questions dans un ordre différent de celui de leur présentation », il s’agit d’un véritable aveu du manque de réflexion des auteurs sur les problèmes pratiques posés par la mise en œuvre de leurs prescriptions. La configuration des thèmes est si confuse qu’elle appellerait, pour que les élèves retrouvent une certaine cohérence, une véritable déconstruction de la part des enseignants. Par exemple si on avance, comme le conseille Laurent Wirth, l’étude d’Hitler et de Staline avant celle de la Seconde Guerre mondiale, cela suppose que l’on scinde le thème sur les totalitarismes, ce qui posera de nouveaux problèmes logiques.
Plus grave, la réponse de Laurent Wirth concernant les risques de confusion pour les élèves suscite de véritables interrogations sur la façon dont ont travaillé les auteurs. Laurent Wirth affirme ainsi, concernant le repérage chronologique, que le professeur « peut s’appuyer sur les repères mis en place en troisième (et dont l’acquisition a été vérifiée par une épreuve écrite du brevet ») [sic] » et « qu’il lui revient de mettre en perspective dans le temps les thèmes et les études qui structurent le programme ». Il n’y aurait donc ainsi aucun risque de confusion chronologique, et il serait possible de traiter l’ensemble des questions importantes, dont nous déplorons la disparition, puisqu’elles sont évoquées dans les programmes. En un an donc, les élèves pourront sans problème, dans le cadre d’une approche thématique, comprendre la République, la Résistance, la révolution bolchévique, puisque « l’étude de la genèse du régime bolchévique est explicitement évoquée », alors que le programme suppose de traiter la guerre froide et les nouvelles conflictualités, la colonisation et les émancipations des colonies, l’histoire politique de la France, l’évolution économique et sociale des 19e et 20e s., les totalitarismes, etc., sachant qu’il y a aussi un programme de Géographie et (pour ceux qui ont le sens de l’humour) d’Education Civique Juridique et Sociale.
Si la colère des professeurs face à la destruction de leur discipline n’était pas si grande, on pourrait sourire face à un tel déni de la réalité. Est-il vraiment impossible de discuter des programmes en gardant à l’esprit qui sont les vrais élèves (pas ceux de Henri IV), dans quel état ils arrivent au lycée, quelles sont leurs fragilités d’expression, leurs béantes incompréhensions sur des notions et des repères essentiels, qui vont de pair bien souvent avec de graves défauts de langage rendant problématique le développement d’une pensée un tant soi peu complexe ?
Nous avons eu l’impression d’être méprisés dans notre amour pour notre métier et notre discipline, par des décisions irresponsables imposées dans des logiques de fonctionnement qui évoquent, pour ceux qui auront vu le film, l’attitude des protagonistes de l’Exercice de l’Etat . Les décisions politiques semblent parfois prises dans un esprit de large irresponsabilité par rapport à leurs conséquences pratiques. L’an dernier, face à nos interrogations, certains inspecteurs ont ainsi répondu qu’ils n’avaient aucune idée des nouvelles épreuves de Bac, alors que les programmes avaient déjà été décidés et que les manuels étaient en cours d’élaboration. Ils ont ajouté (avec ironie ?) que c’était une chance car cela nous laissait une plus grande liberté ! Dans le même esprit, le public doit être informé que les premiers sujets Zéro du Bac, publiés en 2011-2012, ont été récusés car non conformes au programme, alors que les élèves de 1ère S doivent passer leur épreuve d’Histoire Géographie à la fin de cette année ! Tout cela parce que les agendas médiatiques du gouvernement exigeaient une réforme rapide du lycée, au mépris des dégâts suscités par cette précipitation et cette impréparation sans précédent. Le poids du programme en 1ère incite les professeurs à délaisser les questions des élèves et le travail sur les documents pour glisser sur la pente du cours magistral. Nous sommes bien souvent obligés d’arrêter les débats, donc d’interdire aux élèves de manifester leur intérêt, faute de temps !
La situation est la même au collège, où les professeurs sont obligés de bâcler un programme d’Histoire Géographie aux ambitions démesurées (et aux résultats bien médiocres), tout en dégageant un horaire important à un enseignement d’Education Civique dont la pertinence et l’urgence n’ont pas été démontrées (et qui pèse plus au Brevet que l’Histoire Géographie ou les SVT!).
Le cadre nouveau de l’enseignement de l’Histoire évoqué par l’auteur est en fait le cadre d’une véritable éradication de cet enseignement au Lycée, supprimé en Terminale S, donc en pratique pour la moitié des élèves de filière générale, bien souvent les plus brillants du fait des logiques actuelles d’orientation, ceux par exemple qui fournissent actuellement les rangs des classes préparatoires, et pour lesquels l’enseignement optionnel de terminale annoncé n’a dans les faits pas été ouvert, faute de moyens. C’est ce choix qui a justifié la refonte inouïe des programmes, visant à faire tenir en un an (en 1ère), ce qui s’enseignait avant en deux ans (en 1ère et en Terminale), en s’appuyant sur les soi-disant acquis de Seconde. M. Wirth se rend-il compte du caractère contradictoire de sa phrase, quand il écrit que le programme de seconde est consacré à la « consolidation d’une culture générale historique sur les périodes antérieures au XXe s. » ?
L’heure est grave, car notre discipline est menacée dans sa crédibilité, ce qui pose un problème pratique pour notre travail avec les élèves. La situation actuelle pose aussi des problèmes politiques plus globaux, qui rejoignent les enjeux historiographiques des nouveaux programmes.

Un aveuglement épistémologique ?

Les débats médiatiques sur les programmes sont souvent déformés par de fausses oppositions entre des tenants réactionnaires de l’histoire à papa, nostalgiques des méthodistes de la fin du XIXe s., et de soi-disant innovateurs, souhaitant faire profiter les enseignements des renouvellements actuels de notre discipline. C’est dans cette logique que se situe une série d’affirmations de Laurent Wirth, par exemple sa défense de l’approche thématique, nouvel avatar d’une soi-disant volonté de transcrire dans l’enseignement les renouvellements théoriques des Annales, opérés rappelons-le à la fin des années 1920, en particulier la critique de l’histoire bataille.
Entendons-nous bien. Il ne s’agit en aucun cas de rejouer l’affrontement des Anciens et des Modernes. Il y a en fait un débat sur la façon dont on peut développer une culture historique vivante et ancrée sur une compréhension globale du passé, ce qui suppose de la réflexion et une vision d’ensemble cohérente. Il ne suffit pas de donner des repères : ceux-ci sont vite oubliés s’ils ne sont pas intégrés à un récit, qui permet de produire du sens, ce qu’interdisent les graves approximations chronologiques et notionnelles dont souffrent de nombreux lycéens. La critique de l’histoire historisante par les Annales visait principalement à resituer l’événement dans des structures, en opposition donc à certaines pratiques de l’institution ; il s’agissait donc de produire une histoire économique et sociale et non plus seulement une histoire politique et individuelle. Elle visait à rompre définitivement avec les dérives téléologiques et déterministes du passé, dans la voie ouverte par Ranke et justement reprise par lesdits historiens méthodistes. Ces paradigmes nouveaux, même s’ils suscitent des débats et nécessitent des ajustements, restent le fondement de la culture historique actuelle ; et ils devraient inspirer la conception des programmes, ce qui n’est justement en fait pas le cas.
Ceux qui pensent critiquer la téléologie et prouver leur fidélité aux Annales en se moquant des frises chronologiques sont des « idiots utiles » de la relecture libérale de l’histoire imposée par les nouveaux programmes. Supprimer les repères, répéter en permanence les mêmes choses sans jamais approfondir (les élèves étudient le XXe s. dans la précipitation en 3e puis en 1ère), interdit en pratique de rendre compte de la complexité, ce qui ne signifie pas rappelons-le que l’histoire serait incompréhensible, mais qu’elle est la succession de choix ouverts et non totalement déterminés, qui s’inscrivent dans des structures multiples. Il est utile que les élèves connaissent les dates, les périodisations classiques et même les mythes historiques, justement parce que sans ces repères, il n’est pas de déconstruction, donc pas de réflexion possible. L’organisation actuelle interdit de penser. Elle interdit de comprendre la genèse de la république, les liens entre la crise de 1929, Versailles, Hitler, Staline et la Seconde Guerre mondiale, entre autres parce que la majorité des élèves ne savent plus placer ces phénomènes historiques sur la ligne (et non le vecteur) du temps. Faute de temps (ce qui est le comble en Histoire), on choisit, on simplifie. Quand on présente la Guerre froide, si on veut que les élèves retiennent l’essentiel, ne sera-t-on pas tenté de renoncer à critiquer les discours des belligérants, et même de laisser les élèves les prendre pour argent comptant ? Comment expliquer la différence entre le communisme, le socialisme et l’anarchisme dans la configuration des programmes ? la différence entre Staline et Trotski ? Comment en Seconde penser sérieusement les contextes dans lesquels émerge la Révolution française ? Tout cela n’a-t-il donc aucune importance ?
Un soupçon s’installe alors. Tels qu’ils sont conçus, et quelles que soient les intentions conscientes de leurs auteurs, les programmes aboutissent à une sélection rétrospective des événements du passé, en fonction d’une lecture politique du présent, considéré comme l’aboutissement normal et nécessaire de l’évolution historique. La démocratie libérale et l’économie de marché apparaissent ainsi comme le nouvel horizon d’une téléologie renouvelée. Comment expliquer sinon la disparition de la Commune de Paris, l’une des trois grandes révolutions du 19e s. et l’une des clés de compréhension du processus de création de la Troisième République, sinon parce que les auteurs considèrent cet événement comme une anomalie historique, un événement secondaire car s’écartant de leur vision de ce que devait être le « progrès » historique. Laurent Wirth tranche de façon un peu cavalière le débat sur le totalitarisme, quand il affirme que le « tabou » sur l’impossible comparaison entre les régimes serait tombé. Là n’est pas la question. Le problème didactique et politique est celui de la transposition d’un idéal-type comme pseudo réalité historique, jetée en pâture aux élèves comme cadre obligé de compréhension d’une réalité historique complexe, au risque des plus graves confusions, et même de manipulations. Pouvez-vous ignorer que de nombreux élèves confondent désormais Hitler et Staline, qu’ils ne comprennent plus que la Seconde Guerre mondiale était la lutte de la démocratie et des communistes contre le fascisme. J’ai même lu il y a quelques années dans une revue d’histoire pour enfants qu’Hitler avait été l’allié de Staline. De quel droit limite-on l’étude de la révolution russe au statut de genèse du totalitarisme ? Chacun comprendra que cette approche est contraire à toute rigueur historique, et qu’elle relève d’un a priori idéologique qui brutalise la réalité et les esprits des élèves.

Quelles propositions pour l’avenir ?

Nous avons besoin d’un véritable débat entre les historiens et les enseignants, lesquels sont aussi, rappelons-le des praticiens de l’histoire. Ce débat est essentiel, car l’enjeu est bien de faire vivre l’enseignement de l’histoire comme une pratique contribuant à la construction d’une mémoire critique, associant connaissance du passé et compréhension des faits historiques dans un mouvement réflexif avec les questions posées par le présent, comme l’avait si bien suggéré Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire . Les universitaires doivent donc cesser de se désintéresser de ce qui se passe dans le Primaire et dans le Secondaire. Ils doivent renouer avec les pratiques de leurs prédécesseurs, qui avaient si bien su mettre leur science au service de la pédagogie.
Une telle volonté suppose un état des lieux sur la réalité du public scolaire, et un diagnostic partagé sur les solutions à mettre en œuvre. L’objectif est à mon sens de donner la priorité à la construction d’un récit critiquable, donc d’un imaginaire susceptible de servir de support à la construction d’un langage historique, qui est l’un des fondements de la formation du citoyen conscient dans notre République. Il faut donc tout remettre à plat, redéfinir les objectifs de notre enseignement au Primaire, au Collège, au Lycée, ce qui suppose en particulier de rétablir l’Histoire-Géographie en Terminale S et de supprimer l’ECJS comme matière spécifique, les objectifs civiques rentrant pleinement en compte dans les enseignements d’Histoire et de Géographie.
Trouver une nouvelle cohérence, suppose de concevoir l’enseignement comme la production d’un imaginaire (d’où le récit) suscitant une critique (appuyée sur l’analyse des documents et la présentation de contre-récits ou récits alternatifs). Dans cet esprit, il serait logique de rétablir l’Etude d’un Ensemble Documentaire comme alternative et complément au travail de la composition, et de redonner une vraie place au travail sur le document (donc plutôt un rétablissement des anciennes épreuves du Bac). La présentation des enjeux historiographiques doit se distinguer du cours et non plus en être le cadre obligé. Le cours présente les faits et expose les liens de causalité entre les phénomènes. Les enjeux historiographiques doivent être présentés en ouverture, à dose homéopathique, en s’appuyant sur les textes de grands historiens, de façon à ouvrir des pistes de réflexion pour les élèves (donc des dossiers pour chaque grand chapitre).
La refonte de l’histoire suppose de lui redonner un sens social : notre discipline doit permettre de comprendre le poids des structures, le rôle des acteurs historiques, de peser l’altérité, ce qui suppose d’identifier les périodes et les espaces, de développer l’imaginaire, d’analyser enfin les grands tournants qui fondent notre identité et fournissent les clés des débats politiques actuels . Un tel programme suppose de repenser l’organisation du lycée. L’option d’exploration Littérature et Société devrait être conçue comme une Initiation aux Humanités (travail interdisciplinaire Français-Histoire sur la culture classique et l’histoire de l’Antiquité gréco-romaine), qui serait l’une des voies d’accès à une filière L/ ES repensée. La classe de seconde en Histoire pourrait ainsi raisonnablement être consacrée à l’étude du Grand Moyen Age de Duby et à l’irruption de la modernité symbolisée par la Révolution française. La classe de 1ère retrouverait sa cohérence dans l’étude d’un grand XIXe s. englobant les industrialisations, les révolutions libérales et nationales, la construction de la République et la colonisation, pour déboucher sur la Première Guerre mondiale. La classe de Terminale enfin permettrait d’étudier la Révolution russe, la Crise de 1929 et la montée des dictatures, la Seconde Guerre mondiale, les Relations Internationales (y compris l’émergence du Tiers-Monde qui devient un enjeu de la Détente), et l’évolution politique de la France (englobant l’étude de la guerre d’Algérie centrée sur 1958, la politique européenne, Mai-68 et 1981).
Ces éléments provisoires de réflexion visent à remettre en débat ces programmes calamiteux et à engager enfin le grand chantier qui permettra de redonner du sens à un enseignement qui est l’un des fondements essentiels de notre République, et l’un des vecteurs de la formation de la culture émancipatrice de nos élèves, enfants et futurs concitoyens.

Christophe BOSQUILLON