Ce sujet d’HGGSP a été proposé en Métropole, en sujet de remplacement, le jour 1 en 2022.
Il répond au thème 3. « Histoire et mémoires ». Voici le programme :
Le corrigé
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Parmi les facteurs expliquant le faible retentissement du génocide des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, on trouve l’absence d’un État susceptible d’endosser la mémoire de ce peuple, à l’image du rôle qu’Israël a pu jouer dans la mémoire de la Shoah. Ce rôle de l’État peut surprendre car la mémoire est, originellement, en dehors de l’État. Elle est la masse de souvenirs vécus ou racontés par des individus et des groupes dont la transmission est subjective, partielle et évolutive. La mémoire existe sans l’État et on peut raisonnablement supposer que la dureté extrême de certaines violences de masse ou de la guerre puisse se transmettre sans une intervention extérieure. Quelle est donc la place réelle de l’État dans la construction mémorielle ? Nous verrons dans un premier temps que l’État a sa propre mémoire du passé et ses intérêts à défendre. Puis, nous verrons que l’ampleur des violences commises au XXe siècle n’a nullement banalisé son action. Enfin, nous distinguerons les moyens quasiment exclusifs dont il dispose dans sa politique mémorielle.
L’État entretient une relation particulière avec son passé.
L’histoire est un puissant fondement de la légitimité de l’État, une réserve où l’on peut puiser figures héroïques, moments fondateurs, défaites tragiques qui donneront aux institutions du présent une épaisseur, et aux populations un horizon de référence. Mais cette histoire n’est pas l’histoire scientifique des professionnels, soigneusement recoupée par des sources multiples dont on aura fait la critique. Elle est un « roman national », une lecture partiale et donc partielle des faits, une mémoire officielle. Dans le cas de la France, que révèlent les noms fréquemment choisis pour baptiser les établissements scolaires ? Une préférence pour les personnalités aux parcours remarquables bien sûr, mais aux parcours qui offrent peu de prises au débat et qui illustrent des valeurs fortes de la République : la liberté contre l’oppression avec Jean Moulin, la science et le progrès avec Pierre et Marie Curie, la paix avec Jean Jaurès, etc.
Mais qu’en est-il quand le passé n’est pas reluisant ? Dans les sociétés anciennes, un vieil usage consiste à effacer les traces compromettantes. À Rome, les figures honnies sont soumises à la damnatio memoriae : les noms d’un Néron ou d’un Caligula sont effacés, les visages martelés et la page complètement tournée. Quand la crise est contenue à l’intérieur de son territoire, un État, même contemporain, peut être tenté de privilégier le court-terme et préférer l’oubli. Ainsi, face aux « événements » d’Algérie (1954-1962), la France, qui a dénié jusqu’en 1999 l’expression de « guerre », a choisi de publier des lois d’amnistie de 1962 à 1982 et de ne pas considérer le crime de guerre comme un crime imprescriptible. De cette façon, l’État a pu judiciairement éteindre les poursuites contre certes ses soldats, mais aussi contre les militants de l’Algérie indépendante et de l’OAS, qui faisaient courir un risque de conflictualité latente.
Mais une telle pratique s’est heurtée à une réalité neuve au XXe siècle : l’ampleur des crimes de masse et des guerres voue à l’échec cette stratégie de la complaisance.
En effet, le degré inédit de violences, conjugué aux médias de masse (journaux, cinéma, littérature, etc.), empêche tout huis clos dans la commission des faits. Que ce soit au Rwanda (1994) ou à Srebrenica (1995), génocide et massacre sont filmés, observés par des médias et des institutions étrangères (ONU, ONG). C’est évidemment encore plus vrai quand il s’agit d’une guerre interétatique comme la Première Guerre mondiale (1914-1918) ou d’un génocide européen comme celui des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945). Par conséquent, l’État est dans l’impossibilité concrète d’empêcher l’émergence de communautés mémorielles autonomes. Pour la Shoah, ce sont d’abord des œuvres littéraires (Le Journal d’Anne Franck), des films (Jugement à Nuremberg, Shoah, etc.) et des travaux d’historien (La destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg) qui ont fait émerger la mémoire du génocide.
Est-ce à dire qu’à côté de l’État, il y a désormais de multiples acteurs mémoriels interchangeables ? De fait, les associations, les victimes, telle ou telle partie d’une communauté nationale peuvent revendiquer une expression mémorielle, qu’elle se traduise par les arts, des interventions médiatiques ou une œuvre d’historien, comme décrit précédemment. Mais c’est une expression, pas nécessairement une construction. Dans le cas de la Shoah, il est à noter que les premières œuvres autour du génocide n’ont rencontré aucun succès (Elie Wiesel, Primo Levi) et le fameux film Nuit et brouillard décrivait surtout les camps plus que la Shoah. Quel est l’élément qui a permis de franchir un cap ? La création de l’État d’Israël en 1948. En instituant Yad Vashem, un mémorial dédié et doublé d’un centre d’étude mondialement reconnu, et en jugeant d’anciens nazis capturés par le Mossad comme Adolf Eichmann en 1961, un État a pu construire sur une ampleur nettement plus significative.
Les États disposent de deux atouts indispensables et quasi exclusifs.
Ils possèdent des fonds et ont l’autorité sur l’espace public pour créer des lieux de mémoire. Sans volonté politique, un crime, même atroce, est voué à l’oubli : ses responsables et ses victimes meurent, les traces et le théâtre du crime disparaissent. C’est ainsi que le génocide cambodgien dans les années 1970 est un génocide oublié, ou presque : les anciens lieux d’exécution sont redevenus les bâtiments publics qu’ils étaient autrefois, les charniers ont été recouverts par de nouveaux paysages, le traumatisme des survivants a nourri le silence, etc. Un État soucieux de se souvenir dispose de puissants leviers : il peut influer sur des programmes scolaires, il peut imposer des noms de lieux, il peut créer des mémoriaux, il peut instituer des jours de commémoration, il peut soutenir financièrement des associations mémorielles ou des programmes scientifiques de recherche, il peut ouvrir au public des lieux sensibles comme le camp d’Auschwitz par exemple.
Ils possèdent enfin l’arme de la loi et de la justice. Un État peut édicter des lois mémorielles qui impose un point de vue officiel sur tel ou tel fait du passé. En France, plusieurs textes sont venus réglementer l’expression autour du génocide des Juifs, du génocide des Arméniens, de la traite négrière atlantique. Ils constituent un barrage légal contre le négationnisme de crimes contre l’humanité. Un État peut également organiser l’éviction légale des anciens responsables de crimes (lustration en Europe de l’Est). C’est sur le versant purement pénal de la répression des crimes de masse que l’État a le plus modifié sa position au XXe siècle, du fait notamment de la diffusion des principes Joinet et des retours d’expérience de la justice internationale. Les États désormais poursuivent plus largement les crimes de masse, développent même des formes originales de justice de proximité (gacaca au Rwanda) et peuvent ratifier le statut de Rome pour la CPI qui, en temps utile, peut les accompagner.
En conclusion, si l’État n’a pas l’exclusivité de l’expression des mémoires, il est l’acteur privilégié de sa construction, même après la révélation des graves crimes de masse qui ont pu entacher, au moins partiellement, sa responsabilité. Il a toujours autorité sur l’espace public, sur la loi et la justice et ses moyens financiers sont conséquents. Même avec la justice internationale, il serait faux de croire que l’on puisse se passer de l’État. Une leçon géopolitique majeure que livre l’État au XXe siècle, c’est que même accablé par un crime terrible, un travail mémoriel conséquent peut participer à la réconciliation. Ainsi, l’Allemagne, malgré une dénazification partielle, a pu adopter les signes clairs du pardon (agenouillement de Willy Brandt devant le mémorial du soulèvement du ghetto de Varsovie) qui aujourd’hui ont permis à l’UE de s’ouvrir aux pays de l’Europe de l’Est et d’être un opposant irréductible à l’antisémitisme sur son sol et en Israël.